
Victorien Chailloux expertise une toile de Georges Mathieu
Une toile de Georges Mathieu, figure éminente de l’abstraction lyrique, a été confiée à la maison Enchère Côte d’Opale. Victorien Chailloux, élève commissaire-priseur, nous fait revivre en direct son travail d’expertise et de recherches mené aux côtés de son maître de stage, le commissaire-priseur Julien Debacker.
Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent deux fois par mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour de Victorien Chailloux, élève commissaire-priseur au sein de la maison Côte d’Opale – Debacker & Richmond, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Julien Debacker, il décrypte pour nous une toile d’un maître de l’abstraction lyrique…
Une première impression ?
Victorien Chailloux : Lorsque je vois pour la première fois cette toile aux couleurs vives et éclatantes dans le bureau de Julien Debacker, je suis subjugué par l’aura qui s’en dégage, dans la pièce pourtant richement décorée. On ne voit que lui ! Je pense immédiatement à un artiste de l’abstraction, et plus précisément de l’abstraction lyrique. Hans Hartung, Camille Bryen, Zao Wou-Ki, Jean Paul Riopelle ou encore Georges Mathieu sont les premiers noms qui me viennent en tête.
Pour réaliser cette œuvre de belles dimensions, 81 x 130 cm, l’artiste a utilisé une peinture à l’huile, reconnaissable à sa texture et son aspect luisant. En outre, l’artiste y a ajouté quelques petites projections d’alkyde, peinture à l’eau amalgamée avec une résine, reconnue pour ses qualités de dureté et de stabilité qui offre une grande luminosité aux couleurs.

Georges Mathieu (1921-2012), Energie rouge II. Alkyde sur toile signée en bas à droite, titrée en rouge sur le châssis au dos, 81 x 130 cm. Adjugé 141 520 euros (frais inclus).
Une signature ?
Victorien Chailloux : Très rapidement, mon intuition se confirme. Mon œil est attiré par une signature à la calligraphie vigoureuse située en bas à droite de l’œuvre. Elle se détache par sa couleur blanche sur cette immensité rouge. On peut y lire « Mathieu ». On y retrouve le « M » aux longues jambes si caractéristique des signatures de l’artiste. Au revers figure sur le châssis, en rouge, le titre de l’œuvre, Energie rouge II.
Julien Debacker : A la découverte de ce tableau, il m’a sauté aux yeux qu’il s’agissait d’un tableau de Georges Mathieu, j’ai été immédiatement séduit par ses coloris tranchés et sa présence indéniable. Après un examen visuel plus approfondi à l’étude, je me suis aperçu qu’il était titré sur le châssis en rouge. J’ai donc pu procéder à l’analyse comparée de ce qui avait été présenté sur le marché de cette série de toiles appelées Energie rouge.
Même si Georges Mathieu (1921-2012) est natif de Boulogne-sur-Mer, il n’est pas si fréquent pour l’étude de proposer des œuvres de cet artiste, ce fut donc une bonne surprise d’être confronté de nouveau à cette figure majeure de l’abstraction lyrique. Le tableau est la propriété d’un familier de l’artiste dans les années 1990. Ce propriétaire, client de longue date de l’étude, nous avait déjà confié à la vente, il y a quelques années, deux toiles de Georges Mathieu de plus petites dimensions. Cette huile était la pièce maitresse des œuvres exposées dans le grand salon des propriétaires et a toujours été considérée par ces derniers comme le tableau majeur de leur collection.

Détail de la signature.
Un mouvement artistique ?
Victorien Chailloux : Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Paris connaît une grande effervescence artistique à la faveur du développement des galeries contemporaines et des critiques d’art. Forte de ces nouveaux débouchés commerciaux, une nouvelle génération d’artistes s’engouffre dans le marché de l’art. L’expérimentation et la liberté en deviennent les maîtres-mots. A l’instar ce qui se passe outre-Atlantique avec des artistes comme Jackson Pollock, Barnett Newman, Willem De Kooning ou Mark Rothko, un petit groupe d’artistes européens s’affranchit de la figuration et revendique une peinture plus instinctive, célébrant la primauté du geste, la spontanéité et la libération de toute référence culturelle. C’est la naissance de l’abstraction lyrique en Europe.
Notre tableau est le parfait témoin de ce mouvement. Il offre à voir une composition qui refuse de manière catégorique la figuration. Les formes nouvelles, pleines de vigueur, de souplesse et de spontanéité y sont préférées, tandis que la gestuelle ainsi que le processus créatif sont apparents. Enfin, Georges Mathieu invente dans cette œuvre une mythologie personnelle qui retranscrit ses sentiments sur la toile.
Julien Debacker : Je rajouterai qu’en plus d’être un acteur majeur de l’abstraction lyrique, Georges Mathieu en est, selon moi, un des leaders, statut qui n’était pas gagné en étant natif de Boulogne-sur-Mer, petite ville de province. Son travail, son talent, et son exubérance lui ont permis de gagner cette place dans le milieu parisien. Ma sensation première est que ce tableau est une œuvre importante de l’artiste, tant par sa dimension que par son sujet.

Détail de l’empâtement.
Un sujet ?
Victorien Chailloux: Si l’on jette un regard fugace à cette toile, elle ne représente rien ou tout du moins, rien auquel notre œil ne peut se rattacher. Le spectateur divague au gré d’explosions, projections et coulures. Mais il s’agit en réalité d’un ensemble savamment orchestré.
Sur un fond rouge bâti en aplat à la brosse, Georges Mathieu est venu habiller sa toile d’une myriade de couleurs et de non couleurs. D’abord le noir, le rouge et le jaune, puis vient le blanc. Arcs, cercles et lignes sinueuses peuplent cette toile. La touche est à la fois large et transparente, mais aussi fine et empâtée. Il utilise aussi bien le pinceau brosse pour le fond et l’ossature de sa composition, que le pinceau rond et même parfois le doigt ou le tube de peinture comme outils. De petites et éparses éclaboussures de peinture ponctuent l’ensemble. La toile se veut le théâtre des émotions de son créateur. Un mot me vient à l’esprit : vigueur !
Julien Debacker : Le format horizontal aide à la lecture de l’œuvre. Elle présente une composition globalement épurée avec une lecture de droite à gauche. Cette œuvre présente une calligraphie épurée propre aux œuvres de jeunesse de l’artiste, mais dans laquelle on pressent déjà le caractère violent et l’aspect explosif de ses compositions plus tardives. Elle me semble à ce titre être une excellente œuvre de transition dans le processus créatif de l’artiste.

Détail des calligraphies.
Un lieu de production ?
Victorien Chailloux: Bien que Georges Mathieu fut un artiste voyageur, cette œuvre semble avoir été réalisée en France dans les dernières décennies du XXe siècle. Cette toile n’est cependant pas sans rappeler les liens de l’artiste avec le Gutai, et plus généralement avec le Japon, qu’il visite assidument dès 1957 et auquel il emprunte son esthétique.
Julien Debacker : Je fais également remarquer à Victorien que l’œuvre est localisée sur le châssis au dos avec l’indication « Paris ».
Une période de réalisation ?
Victorien Chailloux: Les premières œuvres abstraites de Mathieu sont plus calligraphiques que notre tableau comme en témoigne La prophétie heureuse (1965), conservée au Musée de Boulogne-sur-Mer. Sa peinture se recentre ensuite essentiellement autour de cycles dont les plus connus sont les Batailles, les Royales, les Barbares, les Stellaires ou encore les Energies. Notre œuvre s’inscrit pleinement dans ce dernier cycle. Il émane de notre tableau une vitesse accentuée par une palette aux couleurs évocatrices. Concernant la datation, elle reste difficile, mais une « Energie rouge » similaire à notre œuvre et datée de 1970 a été vendue au Royaume-Uni en 2006. Cette datation (les années 1970) me parait être la plus plausible.
Julien Debacker : Les travaux de recherche que nous avons effectués avec Victorien sont bien évidemment partis du titre de l’œuvre, élément fondamental pour sa datation. Cette œuvre est intitulée Energie rouge II, et c’est par une analyse plus poussée de l’œuvre que nous nous sommes aperçus de l’entièreté du titre. En effet, à la première lecture seul le mot « Energie » apparaissait et c’est à la suite d’une analyse minutieuse et en soulevant le repli de la toile tendue sur le châssis que l’indication « rouge II » est apparue. Nous avons trouvé deux résultats de vente sur des titres similaires de Georges Mathieu : chez Sotheby’s en 2006 et à Versailles chez Perrin-Royère-Lajeunesse en 1989.

Détail du châssis.
L’état de conservation ?
Victorien Chailloux: L’œuvre est en excellent état de conservation. La toile est en très bel état. La couche picturale n’a pas subi de traumatisme, et les couleurs ont conservé leur éclat.
Julien Debacker : Je rajouterai, après un examen attentif, que l’œuvre présente au revers de la toile quelques rousseurs et des petites boursouflures très probablement liées à l’amas important de matière nécessaire à la création du motif principal.

Revers du tableau.
Une estimation ?
Victorien Chailloux : Nous avons estimé cette œuvre entre 85 000 et 100 000 euros. Peut-être séduira-t-elle à nouveau un amateur de la région. Il existe entre Georges Mathieu et les Boulonnais un attachement réciproque. Fils d’un banquier boulonnais, Mathieu a passé sur notre belle Côte d’Opale une enfance heureuse. Pour preuve, notre château-musée et notre hôtel de ville conservent aujourd’hui un legs très important effectué par l’artiste en 2008 en reconnaissance de son amour pour la ville.
Pour en revenir aux éventuels acquéreurs, Mathieu est un artiste dans l’air du temps. Il plaît aussi bien à l’ancienne qu’à la nouvelle génération d’acheteurs. Au vu des dernières adjudications, les œuvres de Mathieu se disputent fortement sur le marché français mais aussi sur les marchés étrangers comme en témoignent les dernières œuvres passées en 2023 en Chine, aux Etats-Unis et en Belgique. En résumé, tout le monde peut être intéressé par un Mathieu car il est l’inventeur d’une nouvelle calligraphie occidentale pour reprendre les mots d’André Malraux. Il suffit de se laisser tenter…
Julien Debacker : Lors de notre premier entretien avec le propriétaire, nous avons évoqué une estimation potentielle comprise entre 80 000 et 120 000 euros. Après discussion avec nos vendeurs, nous avons retenu une estimation de 85 000 à 100 000 euros. Cette œuvre a un véritable potentiel sur le marché de l’art actuel.
Comme l’a évoqué Victorien, Georges Mathieu est dans l’air du temps, professionnels, collectionneurs de la région et internationaux pourront se greffer sur la vente. Cette œuvre sera la pièce phare de notre vente externalisée dans le cadre prestigieux du palais des congrès du Touquet-Paris-Plage qui aura lieu le samedi 11 mai 2024.