Les estimations de l’ANECP : une assiette de Jeanne Malivel
Tous les mois, l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs propose aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené par un étudiant dans les coulisses d’une salle des ventes. Ce mois-ci, Eugénie Le Graët décrypte une assiette octogonale de Jeanne Malivel sous l’œil aguerri de Carole Jézéquel, commissaire-priseur de la maison Rennes Enchères.
Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent chaque mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Le mois dernier c’est Louis Thomas qui expertisait, avec Guillaume Cortès, une sculpture équestre de Louis-Alfred Bayre.
Eugénie Le Graët et Carole Jézéquel expertisent une assiette octogonale de Jeanne Malivel…
Eugénie Le Graët, élève commissaire-priseur au sein de la maison de ventes aux enchères bretonne Rennes Enchères présente, aux côtés de la commissaire-priseur Carole Jézéquel, une assiette octogonale de Jeanne Malivel (1895 -1926).
Premières impressions ?
Carole Jézéquel : A première vue, nous sommes frappés par la grande modernité de cette assiette. Sa forme inédite, octogonale et non circulaire, le choix de couleurs peu conventionnel, les motifs géométriques francs, nous plongent immédiatement dans l’esthétique Art Déco. Difficile de croire qu’il pourrait s’agir d’une production bretonne…
Eugénie Le Graët : Ici, je vois davantage une œuvre d’art à part entière qu’une assiette, dans sa seule dimension utilitaire. Un décor d’une totale abstraction, encore peu répandue à l’époque. Composé d’une alternance de triangles jaunes et de triangles hachurés dans les tons mauves, il contraste avec le fond blanc de l’assiette et laisse apparaitre en trompe-l’œil une étoile blanche, centrée d’un petit carré jaune. Une pièce qui attire immédiatement l’œil et donne envie d’en connaître l’histoire !
Une signature ?
Carole Jézéquel : L’assiette porte au revers deux inscriptions. D’abord la marque « Henriot Quimper 131 ». La manufacture de faïences Henriot est bien connue de nous, bretons, pour sa production abondante et variée, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle à Quimper (Finistère, Bretagne). Le « 131 » correspond au numéro du peinteur [Ndlr. Un peinteur est un artiste exécutant le décor sur la faïence]. Puis le monogramme « J.M » stylisé dans le goût d’un idéogramme, comme beaucoup d’artistes de l’époque marqués par le japonisme. Nous identifions sans aucun doute Jeanne Malivel, née en 1895 à Loudéac (Côtes d’Armor, Bretagne) illustratrice, graveuse, peintre et fondatrice du mouvement Ar Seiz Breur, un groupe d’artistes bretons de l’entre-deux guerres.
Eugénie Le Graët : Jeanne Malivel est à l’origine du renouveau des arts décoratifs en Bretagne. D’abord tournée vers le dessin et la peinture, elle se passionne rapidement pour la xylographie (gravure sur bois) dans laquelle elle excelle. Considérée comme pionnière du design en Bretagne, elle entend « mettre du beau dans l’utile » et embrasser tous les arts décoratifs : mobilier, céramique, verrerie, textiles. Elle créé un journal des modes bretonnes Ar mode et relance la Manufacture de toiles de Bretagne avec la participation de travailleuses locales. Ce qui me touche particulièrement chez Jeanne Malivel c’est qu’elle a su imposer son style unique, solaire, innovant et engagé en une très courte et intense carrière (elle décède en 1926 à l’âge de 31 ans). Elle a su fédérer un groupe, et donner l’élan de la modernité à toute une jeune génération, de Bretagne et d’ailleurs. Son œuvre, pionnière, mérite aujourd’hui une vraie reconnaissance.
Une époque ?
Carole Jézéquel : Nous pouvons dater cette assiette vers 1925. La source majeure est ce projet de service en faïence réalisé par Jeanne Malivel daté entre 1924 et 1925, dont l’assiette fait partie. Projet qui a également été présenté lors de notre vente dédiée au mouvement Ar Seiz Breur, le 13 juillet 2023. Le groupe Ar Seiz Breur (Les Sept Frères en breton) est créé en 1923, à l’initiative de Jeanne Malivel, suite à sa rencontre avec René-Yves Creston et Suzanne Candré. Rapidement rejoints par 4 autres membres, les Sept Frères forment un groupe de jeunes artistes désireux de renouveler l’esthétique traditionnelle bretonne. Depuis le XIXe siècle, la culture bretonne était marginalisée et réduite aux « biniouseries », clichés du folklore local. L’idée de Jeanne Malivel est de mettre en valeur sa terre natale par le prisme de la modernité. Dans cette perspective, elle lance le projet un peu fou de présenter les créations du tout jeune groupe à l’Exposition internationale des arts décoratifs, industriels et modernes de 1925.
Eugénie Le Graët : L’Exposition de 1925 est le véritable point de départ d’Ar Seiz Breur, l’évènement qui va révéler le groupe, et fédérer ses membres. Ils y présentent, l’Osté, une grande salle réunissant les créations des Seiz Breur, installée de le Ty Breizh (pavillon de la Bretagne). Conçue comme un tout, du mobilier, aux faïences jusqu’aux revêtements muraux, elle est une audacieuse synthèse entre la demeure typique du Pays Gallo et le style Art Déco. L’Osté sera, lors de l’exposition, remarquée et récompensée. L’idée du « tout » était celle déjà prônée par les Art & Crafts à la fin du XIXe siècle. Il ne fait aucun doute aujourd’hui que le groupe Ar Seiz Breur a joué un rôle dans le renouveau des arts décoratifs au début du XXe siècle, au même titre que d’autres mouvements d’avant-garde dont le Bauhaus, De Stijl, ou, plus tardivement, l’UAM. L’assiette de Jeanne Malivel est datée vers 1925. Nous ignorons si elle faisait partie de l’Osté, mais nous pouvons affirmer qu’elle a été réalisée dans ce contexte. Suivant le principe du « tout », l’artiste fait résonner forme et décor géométriques.
Une estimation ?
Carole Jézéquel : L’année 2023 marque le centenaire du mouvement Ar Seiz Breur, initié par Jeanne Malivel. A cette occasion, notre maison de vente Rennes Enchères a organisé une exposition exceptionnelle au Parlement de Bretagne suivie d’une vente aux enchères. Toute notre équipe a œuvré pendant près d’un an à ce projet unique. Au-delà de la vente aux enchères, nous célébrons le patrimoine breton, avec une exposition rassemblant de véritables pièces de musée, 60 artistes acteurs de la modernité en Bretagne, dans une scénographie pensée autour de l’œuvre de Jeanne Malivel. A l’évènement créé autour de cet anniversaire, s’ajoute celui autour de Jeanne Malivel, qui s’est vue consacrer une exposition à la bibliothèque Fornay, à Paris, de janvier à juillet 2023 ainsi qu’un film documentaire sorti en juin 2023 (Jeanne Malivel, un soleil se lève, de Laurence-Pauline Boileau). Un contexte favorable qui va, à coup sûr, faire grimper les enchères pour l’artiste et son œuvre.
Eugénie Le Graët : L’assiette octogonale de Jeanne Malivel a été créée l’année de l’exposition des Arts décoratifs et industriels de 1925, et y a peut-être été présentée. En cela elle se distingue de créations d’autres membres du groupe, ou de pièces plus tardives. D’autre part, l’engouement pour les arts décoratifs bretons est palpable depuis quelques années, en particulier pour les faïences. Les collectionneurs connaissent de mieux en mieux ces grands noms du renouveau artistique breton, et cherchent activement leurs plus belles pièces. La clientèle n’est pas seulement locale. Pour preuve, la plus grande collection d’objets du mouvement Ar Seiz Breur, en dehors de la Bretagne, se trouve au Wolfsonian Institute, à Miami ! A tous ces éléments ajoutons un très bon état et une forte dimension décorative. Nous l’avons estimée entre 2 000 et 4 000 euros et elle a trouvé preneur à 3 750 euros (frais inclus).