
Une sanguine de Fragonard ressurgit aux enchères à Senlis
En marge du Salon du dessin, une sanguine réalisée par Jean-Honoré Fragonard au début des années 1770 sera dévoilée aux enchères par la maison Actéon le 23 mars à Senlis. Ce dessin, découvert lors d’un inventaire dans l’Oise, a appartenu au célèbre historien d’art Gustave Soulier.
Le dessin sommeillait dans une collection de l’Oise, où il a été découvert lors d’un inventaire par la commissaire-priseur Blandine Le Coënt-de Beaulieu. « Il provient de la collection d’une famille que nous accompagnons depuis près de 30 ans, qui a toujours eu un goût avisé et qui nous a confié des pièces importantes, du mobilier classique Louis XV ou Louis XVI, aux tableaux anciens et modernes, à l’instar d’œuvres d’Albert Marquet ou Marie Laurencin », précise le commissaire-priseur Dominique Le Coënt-de Beaulieu. Un goût avisé dont témoigne notre dessin qui, confié au cabinet d’expertise de Bayser, a pu être identifié comme une œuvre authentique de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806).
Une sanguine datée du début des années 1770, une période charnière dans l’œuvre de Fragonard
Le dessin est reproduit au tome III du Catalogue raisonné de L’œuvre dessinée de Jean-Honoré Fragonard d’Alexandre Ananoff, publié en 1963, sous le titre de « Personnage turc ». « Cet ouvrage ne constitue néanmoins pas une bible pour les spécialistes, car il a accueilli de nombreux faux », tempère Augustin de Bayser qui s’est davantage appuyé sur les caractéristiques stylistiques du dessin pour confirmer son authenticité. « Outre le fait qu’il porte le cartouche de Fragonard, le dessin est caractéristique de sa façon de travailler au début des années 1770 », précise l’expert.
Apprenti dès l’âge de 14 ans dans l’atelier de François Boucher, Fragonard remporte le Grand Prix de Rome en 1752 avec son tableau Jéroboam sacrifiant les idoles. Il rejoint l’Académie de France à Rome en 1756, où il se lie d’amitié avec Hubert Robert, avant de rentrer à Paris en 1765. Il expose au Salon, où il connaît ses premiers succès, et reçoit de prestigieuses commandes, du décor de la galerie d’Apollon du Palais du Louvre à la tenture des amours des dieux de la manufacture des Gobelins.

Jean-Honoré Fragonard (Grasse 1732 – Paris 1806), « Homme drapé agenouillé de profil vers la droite, anciennement « personnage turc » ». Sanguine. 28,5 x 24 cm. Estimation : 30 000 – 40 000 euros.
A cette époque, l’élève de Boucher commence à se détacher de l’influence de son maître et du cadre académique, pour imposer sa manière. « Ici, l’on retrouve l’énergie cassante qui caractérise les académies de son premier séjour à Rome, avec cette manière relativement brute, marquée et schématique de traiter les mains, les oreilles et les drapés. Son dessin s’adoucira par la suite. Notre œuvre se situe en effet assez tôt dans sa manière, bien que l’on retrouve déjà une technique plus élaborée dans les draperies, ainsi qu’une maîtrise subtile de la lumière par l’utilisation des réserves du papier. On retrouve cette qualité exceptionnelle dans d’autres études de figures de cette époque, comme dans La jeune femme assise au sol conservée à la Morgan Library », détaille Augustin de Bayser.
Notre dessin n’est pas une étude préparatoire, puisqu’il n’a donné lieu à aucune œuvre finale. « Il s’agit d’une étude de pose, et de lumière sur les plis du drapé. Fragonard utilisait souvent la sanguine pour ce type d’études académiques, tandis qu’il préférait la pierre noire pour ses copies d’après les maîtres anciens ou ses travaux d’illustration », précise l’expert. « On a ici l’épure, le jet immédiat de l’artiste si cher aux amateurs de dessins anciens, conclut le commissaire-priseur Dominique Le Coënt-de Beaulieu. Et lorsque l’on le regarde plus attentivement et que l’on s’attarde sur le poing gauche du personnage, on découvre un dessin schématique, anguleux, d’une grande modernité, à tel point que si l’on isolait cet élément nous serions tentés de croire qu’il s’agit là d’une œuvre du XXe siècle ! »
Un dessin provenant de la collection de l’historien d’art Gustave Soulier
En bas à droite, un cachet donne à voir le lys de Florence entourant le cyprès de Toscane : il évoquera d’emblée aux spécialistes la marque, répertoriée par Frits Lugt sous le numéro L.1215a, de l’ancienne collection de Gustave Soulier (1872-1937). Cet historien d’art éminent, auteur d’ouvrages de référence comme Les influences orientales dans la peinture toscane (Paris, 1924), dirigea l’Institut des Beaux-Arts de France à Florence et à Naples, et constitua une importante collection de dessins anciens italiens et français.
Notre dessin rejoignit ensuite la collection de Madame R., dispersée à la galerie Charpentier en 1938, avant d’atterrir dans une collection particulière de l’Oise. Le dessin est estimé de 30 000 à 50 000 euros, une estimation raisonnable à en juger l’adjudication portée à 249 275 euros pour une étude à la sanguine figurant un Homme debout drapé pointant sa main droite vers un crâne vendue en 2017 à Genève. La vente de notre dessin, qui se tiendra le 23 mars à Senlis, arrive de plus à point nommée, le Palais Brongniart accueillant cette semaine à Paris le Salon du dessin qui attire chaque année les collectionneurs du monde entier.