Le 12 décembre 2024 | Mis à jour le 16 décembre 2024

Découverte d’une œuvre majeure de Camille Claudel perdue depuis plus d’un siècle

par Diane Zorzi

Un bronze exceptionnel de Camille Claudel, dont les historiens avaient perdu la trace depuis 1908, a été découvert au hasard d’un inventaire par le commissaire-priseur d’Orléans Matthieu Semont. Représentant L’Âge mûr, cette sculpture que Claudel considérait comme son plus grand chef-d’œuvre sera dévoilée pour la première fois aux enchères en février. Récit d’une découverte spectaculaire.

 

« Je la porte en mon cœur depuis que je l’ai découverte ». Sa bien-aimée, Matthieu Semont l’a rencontrée un matin de septembre. « C’était un mardi. Une notaire, établie à Orléans, m’avait sollicité pour procéder à l’inventaire de succession d’un appartement situé au pied de la Tour Eiffel à Paris. Je rejoignais alors la capitale. » Dans le train, le commissaire-priseur se remémore, excité, les quelques mots échangés plus tôt avec la notaire : « Vous allez voir, je pense que cela risque d’être bien ! On devrait trouver des lingots, des bijoux, des bronzes et même… un Picasso ! » La propriétaire des lieux a laissé à son fils quelques notes énumérant les biens de valeur restés dans son appartement parisien qu’elle avait quitté plus tôt pour se retirer dans une maison sur les bords de Loire. C’est en compagnie de l’héritier, muni du dit papier, que le commissaire-priseur s’adonne alors à un jeu de piste qui allait bientôt le mener à un trésor inestimable…

 

 

De Picasso à Bourdelle, une chasse au trésor

Matthieu Semont ne dispose que de quelques heures pour inventorier le mobilier de cet appartement cossu du 7e arrondissement. Il doit orchestrer, en fin de journée, une vente caritative. « L’appartement est plongé dans le noir, l’électricité a été coupée, raconte-t-il. La porte d’entrée ouverte, nous gravissons à la lueur de nos lampes torches la volée de marches qui nous mène au niveau d’un profond couloir. Nos pas s’impriment dans la poussière qui, là, s’est déposée depuis une quinzaine d’années et nous prend à la gorge. Les volets ouverts, une pâle lueur baigne les fantômes mobiliers qui nous environnent. Les meubles ont été recouverts de draps blancs ». Dans la chambre, un Picasso surgit de la pénombre. Il s’agit d’une reproduction de sa période bleue. Le commissaire-priseur, qui avait sollicité son expert en tableaux pour l’occasion, admet qu’il aurait été étonnant de retrouver une œuvre originale laissée sans plus de sécurité dans un appartement inhabité. L’inventaire se poursuit : un tableau de Bernard Buffet, un ensemble mobilier Louis XVI, des vases cloisonnés chinois, une sculpture d’Antoine Bourdelle – Pénélope attendait là, silencieuse, avide de goûter à nouveau à la lumière du jour.  « Je soulève les draps, éternue… Le tout est classique, de bon goût, mais plus vraiment celui du moment. Max Le Verrier, Antoine-Louis Barry, Pierre-Jules Mène… » Notre héritier, quant à lui, déambule à la recherche de souvenirs, davantage soucieux de retrouver le tapis de soie qu’il chérissait autrefois.

 

 

Un bronze de Camille Claudel dissimulé sous un drap

De retour dans le couloir, le commissaire-priseur s’approche d’une commode à vantaux et soulève le tissu qui la recouvre. « Foudroyé, je reconnais immédiatement l’Implorante qui m’avait tant fasciné lorsqu’elle avait été vendue par l’étude de Saint-Germain-en-Laye où je faisais, âgé de vingt-quatre ans, mes premières armes d’élève commissaire-priseurCamille Claudel fonte Blot 1… tout est frappé à ses pieds. Je tressaille, ce n’est pas la seule Implorante qui m’émeut soudainement mais un groupe entier qui semble jaillir du marbre noir veiné de la commode sur lequel il repose. Les trois âges de la vie, jeunesse, maturité et vieillesse réunis en une même composition. » Le commissaire-priseur tente de tempérer ses émotions, envoie un message et quelques photographies à l’expert Alexandre Lacroix et reprend le cours de son inventaire. « Matthieu, répond l’expert, vous pouvez me rappeler dès que vous pouvez au sujet du Claudel !!! » « Les points d’exclamation que je lis me font l’effet d’une décharge électrique. Et si la quête du sublime trouvait ici son achèvement ? », s’interroge le commissaire-priseur de la maison « Philocale » – philocale signifie en grec l’« amour de ce qui est beau ».

 

 

Une rarissime édition d’Eugène Blot perdue depuis 1908

À l’émotion, succède le fruit des premières recherches menées par le cabinet Lacroix-Jeannest. Matthieu Semont a découvert une œuvre majeure de Camille Claudel (1864-1943) : L’Âge mûr, fonte au sable d’Eugène Blot, 1907, exemplaire numéro 1. « Tout le monde la recherchait depuis plus d’un siècle », s’enthousiasme le commissaire-priseur. La trace de ce bronze se perd en 1908, année de sa seconde exposition à la galerie Eugène Blot à Paris. Il serait ensuite entré dans la collection familiale de notre héritier autour des années 1930. Six exemplaires furent fondus par Eugène Blot en 1907 : le nôtre porte le numéro 1, l’exemplaire numéro 3 est conservé au musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine depuis l’achat effectué auprès de Reine-Marie Paris, la petite-nièce de l’artiste, tandis que les quatre autres manquent encore à l’appel. « Il faut trouver les quatre autres ! », s’amuse Matthieu Semont, avant de rappeler que les Allemands firent fondre nombre de bronzes au cours de la Seconde Guerre mondiale et que Camille Claudel ne suscita l’intérêt du marché qu’après les années 1980.

 

Camille Claudel (1864-1943), L’Âge mûr, dit La Jeunesse et l’Âge mûr, modèle créé en 1898. Bronze à patine brune richement nuancée. Fonte au sable d’Eugène Blot datant de 1907. Signé « C. Claudel » porte le cachet du fondeur « EUG. BLOT PARIS » pour Eugène Blot, et le numéro 1 aux pieds de l’implorante. Dim. 61,5 x 85 x 37,5 cm. Estimation : 1 500 000 – 2 000 000 euros. 

L’Âge mûr, un testament artistique

Avec L’Âge mûr, ou La Destinée, Le Chemin de la vie, La Fatalité, Camille Claudel traduit en sculpture la fuite inexorable du temps, un sujet cher aux symbolistes. « La jeunesse et la vieillesse sont des sujets qui reviennent à plusieurs reprises dans son œuvre. Elle a réalisé auparavant un portrait de la Vieille Hélène (1881-1882) ou encore sa fameuse Clotho (1893) », détaille l’expert Alexandre Lacroix. Ici, une jeune femme agenouillée tente, suppliante, de retenir l’homme qui, déjà, se laisse entraîner par la vieillesse. « C’est une sculpture très innovante, poursuit l’expert. La composition, avec ces personnages en oblique, traduit le passage du temps. Tout va vers l’avant, il se dégage de cette œuvre une énergie extraordinaire, avec un mouvement ascensionnel accentué par une terrasse qui paraît organique et qui se liquéfie telle une vague pour emporter les personnages. » Camille Claudel démontre ici toute sa maîtrise artistique, ménageant des vides entre les mains de l’homme et de l’implorante pour mieux traduire la tension à l’œuvre.

« L’Âge mûr est une œuvre de maturité qui traduit l’histoire de la vie de Camille Claudel », explique l’experte Elodie Jeannest. Au début des années 1890, Camille Claudel rompt avec Rodin, dont elle fut l’élève et maîtresse, et quitte son atelier pour prendre son indépendance artistique. En 1893, elle évoque notre groupe dans une lettre adressée à son frère Paul Claudel, et présente en 1895 à l’Administration une première maquette. Celle-ci fait l’objet de la commande d’une version en plâtre par l’Etat qui, aujourd’hui disparue, fut exposée au Salon en 1899. Là, une rumeur se répand : derrière le nu de l’Âge mûr l’on voit Rodin emporté par la vieillesse – sa compagne Rose Beuret – devant une Camille Claudel éplorée. « L’Etat met un certain temps à payer l’œuvre commandée, en dépit des lettres de relance que leur adressent Camille, et son père, relate Elodie Jeannest. Et pour des raisons obscures, la commande finalement payée en 1899 ne sera jamais suivie d’une transposition finale en bronze ou en marbre. L’œuvre, pourtant encensée au Salon de 1899, est en outre refusée à l’Exposition Universelle de 1900. » Cette sculpture serait-elle trop visionnaire pour son époque ? Les maintes relances de Camille Claudel auraient-elles fini par agacer les institutions ? Rodin aurait-il joué de son influence pour empêcher l’Etat d’anoblir un groupe que l’on associait volontiers à son histoire personnelle ? Si l’on ignore les raisons de ce refus, le groupe est finalement fondu à grandeur d’exécution en bronze en 1902 par Thiébaut Frères, grâce à la commande privée du Capitaine Tissier (un exemplaire conservé aujourd’hui au musée d’Orsay). Un bronze sera également fondu par Frédéric Carvillani en 1913, sans l’assentiment de son auteur, Camille Claudel ayant été internée cette année-là, à la suite de crises paranoïaques. Cette épreuve fut néanmoins offerte en 1952 par Paul Claudel au musée Rodin, à la suite de la première exposition rétrospective dédiée à sa sœur en 1951.

 

 

Un chef-d’œuvre de fondeur

C’est avec Eugène Blot, et son édition rarissime du sujet dans une réduction au tiers, que L’Âge mûr trouve sa plus belle expression. « Notre sculpture est un chef-d’œuvre de fondeur, admire Alexandre Lacroix. Eugène Blot réalise ici un exploit en recourant à la fonte au sable, une technique d’ordinaire réservée aux formes simples. C’est un objet de grand luxe, une fonte épaisse, lourde qui ne présente aucune erreur. Ils ont dû faire plusieurs essais pour parvenir à un tel résultat. C’est un travail qui a été extrêmement coûteux. » Eugène Blot (1857-1938) est l’un des premiers à avoir créé une fonderie d’art destinée aux seuls ouvrages d’exception. Exerçant en parallèle une activité de marchand, il fut un soutien indéfectible de Camille Claudel depuis leur rencontre en 1904. Il l’expose dans sa galerie à plusieurs reprises jusqu’en 1908, date à laquelle il présente une dernière fois les six exemplaires de L’Âge mûr, une exposition encensée par la critique. S’il cède en 1937 ses droits de tirage pour ce modèle au fondeur Leblanc-Barbedienne, aucun autre exemplaire de L’Âge mûr ne fut ensuite fondu. « L’apparition sur le marché de l’exemplaire numéro 1 est un événement. Cet exemplaire est celui qui a bénéficié de l’empreinte la plus nette, le moule n’ayant pas encore été usé », précise l’expert.

 

Un bronze estimé entre 1,5 et 2 millions d’euros

De Camille Claudel, l’on connaît autour de 80 modèles qui ont donné lieu à un nombre d’éditions en bronze de son vivant relativement réduit. Aussi, les fontes du début du XXe siècle obtiennent-elles régulièrement des adjudications millionnaires. Le record pour l’artiste est, quant à lui, détenu depuis 2013 par La Valse, Première version, un bronze de 1892 portant le cachet du fondeur « Siot Decauville » adjugé 6 millions d’euros (frais inclus) à Londres. Si La Valse est un sujet jugé davantage plaisant, L’Âge mûr, véritable testament artistique, est la sculpture que Camille Claudel considérait comme son plus grand chef-d’œuvre. L’estimation, comprise entre 1,5 et 2 millions, paraît dès lors prudente, notre œuvre réunissant tous les atouts pour établir un nouveau record. Les collectionneurs du monde entier sont attendus, ainsi que les musées, à l’instar des institutions américaines que l’on sait particulièrement attachées ces dernières années à l’acquisition d’œuvres d’artistes femmes. La vente se tiendra le dimanche 16 février à Orléans et sera retransmise en direct sur Interencheres. Un événement qui devrait compter parmi les plus belles ventes de l’année 2025.

 

 

Crédits photos : photos 1, 2 et 3 © Vincent Lappartient, photos en Une et photos 4 et 5 © Luc Paris.

 

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