Le 3 décembre 2019 | Mis à jour le 3 décembre 2019

Les fontes en bronze saisies par le droit : de l’original à la reproduction

par Alexis Fournol, Avocat à la cour

Face à cet art matriciel, le professionnel doit être en mesure d’apprécier les multiples nuances juridiques dont un premier panorama est ici offert.

 

Les arts du multiple, à l’image des fontes en bronze, soulèvent de nombreuses difficultés lorsque le droit se saisit de la délicate mission de les qualifier et de leur appliquer un régime particulier. Les notions d’œuvre originale et d’original, centrales sur le marché, prennent alors des atours spécifiques qu’il convient de cerner au mieux tant les enjeux juridiques et financiers sont importants.

 

L’impératif d’une numérotation limitée

Dotées d’une potentielle reproductibilité infinie, les œuvres réalisées en bronze ont été depuis longtemps l’objet d’interactions entre des enjeux artistiques, esthétiques ou encore marchands. Ces enjeux, et le consensus qui s’est progressivement établi, ont bénéficié d’une traduction juridique résidant dans une numérotation arbitraire. Celle-ci est connue de tous : huit exemplaires commerciaux, numérotés en chiffres arabes de 1/8 à 8/8, et quatre exemplaires d’artiste (EA), numérotés en chiffres romains de I/IV à IV/IV. Et cette numérotation répond à une finalité juridique différente selon le code mobilisé. Ainsi, le Code général des impôts envisage une telle numérotation en son article 98 A de l’Annexe III, pour l’application de la TVA à taux réduit, tandis que le Code de la propriété intellectuelle l’envisage pour l’application du droit de suite. Si cette limite maximale fixée par le législateur – l’artiste pouvant ainsi décider de fixer une limite inférieure – est dépassée, alors l’apposition de la mention « reproduction » sur les exemplaires surnuméraires est obligatoire conformément au décret dit Marcus, quand bien même un tel exemplaire répondrait aux mêmes critères de création et de réalisation. Le douzième tirage peut donc encore bénéficier de la qualité recherchée d’original, tandis que le treizième sera marqué du sceau peu glorieux de reproduction. Cet arbitraire légalement consacré participe à la fiction d’unicité et de singularité des exemplaires d’une œuvre relevant d’un art du multiple. Autrefois justifiée par des considérations soi-disant techniques – le plâtre original ayant tendance à s’abîmer -, cette limitation ne semble plus pouvoir aujourd’hui reposer sur de pareils arguments. Ce sont donc bien avant tout des arguments d’ordres marchand et juridique qui ont pris le relai de l’impératif d’une numérotation limitée par souci de respect du plâtre original ou tout au moins du plâtre de fonderie.

 

« L’apposition de la mention « reproduction » sur les exemplaires surnuméraires est obligatoire conformément au décret dit Marcus, quand bien même un tel exemplaire répondrait aux mêmes critères de création et de réalisation. »

 

Le professionnel du marché de l’art devra s’assurer de la numérotation de l’exemplaire qu’il envisage de disperser au feu des enchères afin d’en réaliser la publicité la plus précise. Ainsi, la qualité d’exemplaire commercial doit être nécessairement distinguée de celle d’épreuve d’artiste. Et si les épreuves d’artistes devraient être considérées comme « hors commerce », la jurisprudence constante retient fort opportunément que leur vente en galerie ou en salle des ventes ne soulève guère de difficulté. En revanche, le professionnel devra être plus alerte sur le numéro d’exemplaire proposé et sur la qualité de la fonte.

En effet, des tirages bien problématiques sont parfois présentés sur le marché comme des exemplaires de fondeur, alors même qu’ils sont réalisés au-delà des limites pourtant imposées. La cour d’appel de Paris a ainsi pu rappeler, le 19 février 2014, à propos d’un bronze de Giacometti qu’il n’existe aucun « usage, ni aucune pratique courante autorisant le fondeur de pratiquer un tirage supplémentaire marqué 0/8, que ce soit pour ses archives ou pour toute autre raison ». De même, selon un arrêt de la cour d’appel de Paris du 13 juin 2017, un exemplaire unique de fondeur numéroté 0/5 de Jean Arp « ne correspond à aucune disposition légale et révèle au contraire, que le tirage du bronze litigieux a été réalisé au delà de la limite fixée par l’artiste et ne peut être authentique ». Plus récemment encore, la même cour a rappelé, le 1er février 2017 et toujours à propos d’un bronze de Arp, que le Code général des impôts « prohibe tout tirage surnuméraire et tout autre marquage notamment ‘0’ ».

Parfois, la numérotation annoncée se révèle en elle-même inexistante. Ainsi, dans une décision non définitive de la cour d’appel de Paris du 12 février 2019 l’enjeu du litige portait sur la numérotation d’un exemplaire d’un bronze de Zadkine passé à plusieurs reprises en vente. Si Le retour du fils prodigue existe bien en cinq exemplaires, un exemplaire litigieux numéroté 6/6 était ici en cause. Pareille mésaventure illustre si besoin était la nécessité de consulter pour chaque artiste les ouvrages de référence sur son œuvre et de se rapprocher des meilleurs spécialistes afin de s’assurer de la qualité du bronze. À cet égard, il convient de rappeler que la numérotation des tirages qualifiés d’originaux envisagée par la loi n’est qu’un maximum à ne pas dépasser pour conserver cette qualité. L’artiste peut unilatéralement décider de limiter davantage le nombre possibles de tirages. Quant à la numérotation des différents exemplaires, celle-ci ne semble pas nécessairement devoir suivre une logique chronologique. Le tribunal de grande instance de Paris conforte cette pratique en énonçant, le 9 décembre 2013, qu’il « est constant que la numérotation des douze tirages […] est laissée au libre choix de l’artiste ou de ses ayants droit ». D’autres numérotations peuvent être envisagées, les exemplaires n’étant pas alors susceptibles d’être qualifiés d’originaux s’ils dépassent la limite légale. Certains artistes et ayants-droit font réaliser, par exemple, une épreuve institutionnelle inaliénable et hors numérotation habituelle.

 

« L’artiste peut unilatéralement décider de limiter davantage le nombre possibles de tirages. »

 

Qu’est-ce qu’un original selon le droit ?

Il convient de même de vérifier scrupuleusement que l’exemplaire présenté comme original corresponde bien en tous points au modèle d’origine. La très célèbre affaire de la Vague de Camille Claudel en offre un parfait exemple. La Cour de cassation a retenu à cette occasion, le 4 mai 2012, que « seules constituent des exemplaires originaux les épreuves en bronze à tirage limité, coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement ». Dès lors, un exemplaire réalisé autrement qu’à partir du « modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement », ne peut pas accéder au sésame de la mention d’« exemplaire original ». Dans la continuité de la décision de la Cour de cassation, la cour d’appel de Versailles avait retenu le 19 février 2014 que la présentation de tirages comme étant des originaux, alors qu’il ne s’agit que de reproductions obtenues par surmoulage et dans un autre matériau, constitue une atteinte à l’œuvre de l’esprit, car ils ne traduisent pas « l’intégralité de l’empreinte initialement donnée par l’artiste de sa personnalité ». Une identité de dimensions, de matériau et de qualité est nécessaire ; en l’absence de cette identité stricte, le professionnel risque de voir sa responsabilité engagée au titre de l’atteinte portée notamment au droit moral de l’artiste.

 

« Un exemplaire réalisé autrement qu’à partir du « modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement », ne peut pas accéder au sésame de la mention d’« exemplaire original ». »

 

L’art matriciel dans le droit international

Toutes ces nuances attachées à l’art matriciel par excellence que constitue l’art du bronze ne sont pas pour autant des spécificités françaises. La complexité du droit du marché de l’art ne relève pas, pour une fois, de la seule exception nationale. Il est, en effet, possible de trouver outre-Atlantique des points de convergence. Ainsi, l’État de New York s’est doté en janvier 1991 d’une législation spécifique aux ventes de sculptures. Pour toute sculpture dont la valeur atteint au moins 1 500 dollars, de nombreuses informations doivent être indiquées, à l’image des impératifs existants au sein de notre droit. À ce titre, l’acquéreur doit être notamment informé du nom du fondeur, des dimensions de la sculpture, de l’année de sa réalisation et de l’existence d’un tirage limité. Ce dernier relève de la seule volonté de l’artiste et peut être également accompagné d’exemplaires réservés à l’artiste, dénommés « Artist’s proof », habituellement compris entre 10 et 15 % du tirage initial et estampillés « AP ». Le professionnel français, agissant dans un marché international, se doit aussi d’être vigilant face aux impératifs légaux des autres pays.

La dernière source de difficulté dans l’appréciation des fontes en bronze réside assurément dans la qualification d’original qui peut être attachée éventuellement aux fontes posthumes. Mais ce sera là l’objet d’autres développements.

 

Image en Une : Pierre Bouret (1897-1972), La Source, statuette assise, 1929. Épreuve en bronze à patine noire, n°6/7. Fonte à la cire perdue Claude Valsuani. Signé (à l’arrière de la terrasse). 18 x 12 x 14 cm. Adjugé à 8 320 euros (frais compris) par Crait + Müller le 30 mars 2018 à Paris.

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