Gabrielle Abadie expertise une marine de l’Ecole de Pont-Aven
Une toile peinte par Wladyslaw Slewinski, un artiste polonais de l’Ecole de Pont-Aven proche de Paul Gauguin, a été confiée à la maison Jakobowicz & Associés pour expertise. Gabrielle Abadie, élève commissaire-priseur, nous propose de revivre l’expertise en direct, livrant ses observations et le fruit de ses recherches, sous la supervision du commissaire-priseur Matthias Jakobowicz.
Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent deux fois par mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour de Gabrielle Abadie, élève commissaire-priseur chez Jakobowicz & Associés, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Matthias Jakobowicz, elle décrypte pour nous une toile de Wladyslaw Slewinski…
Première impression ?
Gabrielle Abadie : L’œuvre a été découverte dans une maison entassée au milieu de nombreuses autres huiles sur toile. En les étalant côte à côte, cette œuvre a particulièrement attiré l’attention. En dépit du fait qu’elle soit décadrée et que son vernis soit encrassé, elle présente une qualité stylistique remarquable.
Matthias Jakobowicz : Cette huile sur toile a tout de suite attiré mon regard. Présentant des signes d’ancienneté manifeste, la composition de celle-ci faisait pourtant preuve d’une modernité frappante. J’ai tout de suite eu l’intime conviction qu’il s’agissait d’une œuvre importante.
Une signature ?
Gabrielle Abadie : La signature en bas à gauche étant usée et partiellement effacée, il était difficile de la déchirer. D’un point de vue stylistique, l’absence de profondeur, la composition faite d’une juxtaposition d’aplats en nuances de bleu et la simplification des formes à la limite de l’abstraction colorée me font immédiatement penser à un courant en particulier : les Nabis. Le paysage de bord de mer calme ponctué de bateaux, où la perspective se termine par une île, évoque un lieu particulièrement prisé par ce rassemblement de peintres ayant suivi les traces de Paul Gauguin, la Bretagne.
Matthias Jakobowicz : En effet, je n’ai moi même pas tout de suite réussi à identifier cette signature qui a demandé de longues recherches avant d’y parvenir. Nous avons envisagé dans un premier temps une école anglaise ou allemande de la fin du XIXe siècle. Nous nous sommes penchés sur les artistes ayant séjourné en Bretagne en cette période, et ils furent nombreux ! En cherchant, le nom de Slewinski a fini par être envisagé. La signature, le style, le lieu, tout collait parfaitement.
Un mouvement artistique ?
Gabrielle Abadie : Une fois l’hypothèse de Wladyslaw Slewinski proposée, l’identification était devenue une évidence ! Ce style si novateur dont témoigne le tableau colle parfaitement à l’art de ce peintre d’origine polonaise ayant noué une amitié sincère avec Paul Gauguin lors de leur rencontre à Paris chez Madame Charlotte à Montparnasse. Lorsque Gauguin l’invita dans son atelier et lui demanda de représenter une nature morte, il lui aurait dit « Vous avez un grand talent, vous devriez peindre ». L’artiste polonais abandonne dès lors son emploi de courtier en bourse pour suivre son mentor en Bretagne. Les deux amis séjournent ensemble à l’auberge de Marie Henry au Pouldu en Bretagne où ils poursuivent leurs expérimentations artistiques.
Matthias Jakobowicz : Un aristocrate polonais qui se trouve une vocation de peintre à l’âge de 30 ans et décide de suivre Paul Gauguin dans les confins de la Bretagne, l’oeuvre de ce peintre est passionnante et atypique ! Nous pouvons noter qu’alors que Gauguin privilégie la représentation de paysages de campagne et des portraits de bretonnes dans le cadre de sa quête incessante de « primitivisme », Slewinski s’attache particulièrement à figurer les falaises de granit bretonnes et l’immensité de l’océan.
Le sujet ?
Gabrielle Abadie : Notre œuvre appartient à la suite des marines de Slewinski, son sujet de prédilection dans lequel il excelle avec une modernité déconcertante. La côte bretonne par Slewinski, s’exprime par l’usage de couleurs douces, en nuances de bleu clair, une ligne d’horizon très haute donnant l’impression au spectateur de plonger dans un abîme de mer ponctué par quelques bateaux esquissés. Au premier plan sont figurés quelques rochers, très stylisés sur lesquels viennent se heurter des vaguelettes brossées par de légers coups de pinceaux. Enfin, à l’horizon, une île, dont les formes sinueuses font écho aux lignes de la mer. De ce paysage de mer stylisé à l’extrême, se dégage un sentiment spirituel cher aux Nabis. Il s’agit d’un véritable chef-d’œuvre de Slewinski !
Matthias Jakobowicz : En effet, ce sentiment méditatif par l’usage d’aplats colorés porte en lui le germe d’un des courants majeurs du XXe siècle, l’abstraction colorée.
Le lieu de production ?
Gabrielle Abadie : Quelques recherches nous ont permis d’affirmer que l’œuvre a été peinte en 1902, intervenant donc après que son ami Gauguin a quitté la Bretagne pour la Polynésie et trois ans avant son retour pour la Pologne.
Matthias Jakobowicz : L’œuvre est donc particulièrement bien datée car elle intervient très tôt dans la carrière de Slewinski. En effet, après un long séjour breton, l’artiste est de retour en Pologne en 1905 et bénéficie d’une reconnaissance désormais institutionnelle dans son pays d’origine où il participe à des grandes expositions à Varsovie et Cracovie et enseigne. Après seulement 5 ans dans sa patrie d’origine, le peintre et son épouse décident finalement de retourner en Bretagne. Ils y acquièrent une maison à Doëllan où il se consacre exclusivement aux paysages de bords de mer. Notre œuvre appartient donc à la première période française de l’artiste et figure une marine précoce de l’art de ce dernier.
L’état de conservation ?
Gabrielle Abadie : L’œuvre est dans un très bel état d’origine. Elle n’a jamais été nettoyée ou restaurée, elle nécessitera simplement d’être dépoussiérée. Il faut simplement noter que l’arête du châssis a provoqué une légère griffure en haut de la composition.
Matthias Jakobowicz : A part cette légère griffure, la surface picturale est pratiquement intacte. Le vernis est en effet légèrement encrassé, rendant la signature difficile à déchirer, mais un léger nettoyage lui permettra de retrouver tout son éclat d’origine.
Une estimation ?
Gabrielle Abadie : C’est un peintre très rare, quelques-unes de ses œuvres sont conservées dans les collections publiques françaises, à l’instar de Nature morte aux pommes et au chandelier (1896-1897) du Musée des Beaux-Arts de Pont-Aven ou de Marine au rocher rouge de celui de Rennes. La toile est en outre, particulièrement bien datée et de dimensions remarquables concourant à faire de la présentation de ce tableau en vente publique une redécouverte de grande importance et devrait permettre d’attirer des enchérisseurs internationaux, notamment les Polonais, fervent admirateurs de l’œuvre de leur compatriote.
Matthias Jakobowicz : Des expositions posthumes d’œuvres de Slewinski se tinrent au Louvre en 1918, puis à Varsovie en 1925. Mais c’est la présentation de quatorze de ses peintures parmi les trois cents chefs-d’œuvre de l’exposition « Gauguin and the Pont Aven Group » à la Tate Gallery de Londres (1966) qui lui permit d’acquérir une reconnaissance internationale. Une estimation raisonnable de 10 000 à 15 000 euros pourrait être proposée, mais nous avons bon espoir que cette estimation soit dépassée.
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