[Avant-première] Une œuvre perdue de Cimabue découverte près de Compiègne
Un panneau daté de 1280 de l’une des plus grandes figures de la pré-Renaissance, Cenni di Pepo, dit Cimabue, expertisé par le cabinet Turquin, sera mis en vente par Maîtres Dominique Le Coënt-de Beaulieu et Philomène Wolf le 27 octobre à Senlis. Découvert par Actéon Compiègne dans une collection privée de la région, il fait partie du seul diptyque de dévotion privée du peintre primitif italien connu à ce jour.
Alors que les œuvres anciennes se font de plus en plus rares sur le marché, un panneau du peintre primitif italien Cenni di Pepo, dit Cimabue (connu de 1272 à 1302), a refait surface dans une collection privée près de Compiègne. Peint en 1280 et figurant Le Christ moqué, il vient compléter une partie de l’unique œuvre de dévotion privée de Cimabue connue à ce jour. « C’est une découverte majeure pour l’histoire de l’art, détaille Maître Dominique Le Coënt-de Beaulieu. Elle permet de poursuivre la reconstitution de ce diptyque de dévotion dont on ne connaissait jusqu’alors que deux panneaux : La Flagellation du Christ, conservée à la Frick Collection de New York depuis 1950, et La Vierge à l’Enfant trônant et entourée de deux anges, qui a rejoint la National Gallery de Londres en 2000. »
Un panneau perdu appartenant à un diptyque de dévotion
De Cimabue, seule une dizaine d’œuvres exécutées sur bois sont parvenues jusqu’à nous. « La plupart ont été peintes pour des églises à Pise, Florence, Bologne ou Arezzo. Une Vierge et l’Enfant en trône peinte vers 1280 pour l’église San Francesco de Pise se trouve ainsi au Musée du Louvre. » Aux côtés de ces Maestà et fresques monumentales, un diptyque de dévotion privée demeure quant à lui incomplet et occupe depuis un certain nombre d’années l’historien de l’art Dillian Gordon. Pour ce spécialiste des peintures primitives italiennes, le diptyque, composé de huit panneaux figurant huit scènes de la Passion du Christ, comptait en son volet gauche quatre scènes : La Vierge à l’enfant (de la National Gallery), Le baiser de Judas (perdu), Le Christ moqué (retrouvé près de Compiègne) et La Flagellation (de la Frick Collection).
« Notre panneau rejoint donc parfaitement cette reconstitution. De même, les traces de l’ancien encadrement, les petits pointillés ronds exécutés de la même façon au poinçon, le style, l’ornementation du fond d’or, la correspondance des dos des panneaux et leur état respectif confirment que notre panneau, ainsi que les panneaux conservés à la National Gallery et à la Frick Collection, constituaient le volet gauche du même diptyque, remarque Maître Dominique Le Coënt-de Beaulieu. Enfin, la présence des barbes [agglomérats de matière picturale se constituant sur les bords d’un tableau (N.D.L.R.)] de la couche picturale bordant le côté vertical gauche et le côté horizontal inférieur permet de placer Le Christ moqué en-dessous de La Vierge à l’enfant et à gauche de La Flagellation. »
Qu’est-ce qu’un panneau de dévotion ?
De faibles dimensions et facilement transportables, les panneaux de dévotion étaient destinés à la méditation des congrégations religieuses ou à celle des particuliers dans leurs chapelles ou oratoires privés. Résumant des récits tels que la Passion du Christ, ils avaient pour but de focaliser l’attention des fidèles et ainsi de les exhorter à l’exercice d’une piété individuelle ou collective.
L’un des premiers témoignages de l’art occidental
Complétant l’unique œuvre de dévotion privée de Cimabue, Le Christ moqué apporte également un précieux témoignage quant à l’évolution stylistique qu’emprunte le peintre florentin au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle. « Cimabue assure le renouvellement de la peinture byzantine en rompant avec son formalisme et ses images codifiées par le dogme. Il est l’artiste qui ouvre les portes au naturalisme de l’art de la pré-Renaissance, en donnant une âme à ses personnages, et en créant de la profondeur à travers les premières perspectives. »
A quelques années de distance de son élève et successeur Giotto, ainsi que de son émule, le jeune siennois Duccio, Cimabue pose dès la fin du XIIIe siècle les jalons d’un art occidental qui donnera la primauté à la représentation réaliste et humaniste de l’espace et des corps. Ainsi, si le fond d’or ne permet pas encore de marquer la profondeur, de petites architectures, encadrant la scène sous la forme de volumes simples, suggèrent déjà le désir de l’artiste de représenter un espace en trois dimensions. Et, de même, alors que la position des personnages est encore régie par des rapports symboliques – le Christ surpassant au premier plan une foule de personnages empilés les uns sur les autres sans soucis de différenciation d’échelle -, le dessin rompt avec le hiératisme byzantin et donne aux figures une véritable présence plastique, modelant avec souplesse des corps, dont les drapés épousent le mouvement, et dont les visages sont désormais empreints d’humanité.
« Le Christ demeure le pivot central autour duquel se pressent, comme les plateaux d’une balance, les deux groupes humains compacts, décrit Stéphane Pinta, expert en art ancien au cabinet Turquin. Leur disposition serrée les uns contre les autres crée un sentiment d’étouffement prégnant, renforcé par le jeu des bras et des jambes entremêlés, exprimant avec force l’idée d’encerclement du Christ à laquelle s’ajoute celle des expressions : visages, ou plutôt ‘trognes’ grimaçantes, hargneuses, regards chargés d’animosité définis par un dessin linéaire, souple, modelant les formes naturelles par le jeu d’accents lumineux. Contrastant avec ce tumulte, le Christ dépasse ce groupe humain par sa haute stature et ce, non seulement physiquement mais aussi moralement. Aux invectives et aux coups, il oppose une sérénité traduite par son attitude d’abandon, d’abnégation en laissant pendre ses bras et par son expression de sérénité. Les traits de son visage sont décrits par un dessin souple, le nez, la bouche, la barbe, la chevelure n’ont plus rien de conventionnels. Nous sommes en présence d’un véritable être humain qui s’abandonne et non plus devant une divinité puissante et presque abstraite. En ce sens, notre panneau est l’un des premiers témoignages de l’art occidental. »
« Au milieu du déluge de calamités qui ruina et noya la malheureuse Italie, non seulement avait disparu tout ce qui pouvait porter le nom d’édifice, mais encore, ce qui est plus grave, la race des artistes était complètement éteinte, quand naquit, comme par la grâce de Dieu, dans la ville de Florence l’an 1240, de la noble famille des Cimabui, Giovanni, surnommé Cimabue, qui devait rendre son lustre à l’art de la peinture. »
Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1550
Une œuvre rare estimée à plus de 4 millions d’euros
« Rien ne présageait une telle découverte, poursuit le commissaire-priseur. En effet, lorsque Philomène Wolf, commissaire-priseur avec qui je suis associé, a été sollicitée pour débarrasser une maison près de Compiègne, c’est au milieu d’objets courants et sans intérêt particulier que trônait le panneau, accroché au mur, à côté de la plaque de cuisson d’une cuisine américaine. Les propriétaires ne se doutaient pas de la valeur de leur œuvre, qu’ils considéraient comme une icône. » La mise à jour de ce trésor révèle à nouveau l’importance primordiale du travail de proximité que mènent quotidiennement les commissaires-priseurs installés en région. « La majeure partie des tableaux importants ont été découverts ces vingt dernières années en province, note l’expert Stéphane Pinta. Et ce qui est remarquable c’est qu’il s’agit d’œuvres souvent cachées dans un grenier ou une cave, et qui avaient été perdues depuis des siècles, à l’image du tableau du Caravage retrouvé dans un grenier toulousain, ou de celui des Frères Le Nain, découvert dans un salon en Vendée. C’est la force du marché français et la magie de la province : il y a encore partout en France des tableaux cachés que l’on découvre et qui s’avèrent être des chefs-d’œuvre. Et ainsi, la découverte de ce panneau de Cimabue. »
La vente du panneau, le 27 octobre prochain à Senlis, est d’autant plus inédite qu’aucune œuvre de Cimabue n’a encore été proposée aux enchères. « Provenant toutes deux de collections particulières, La Vierge à l’enfant était entrée dans les collections de la National Gallery en 2000, du fait d’une transaction privée, et La Flagellation avait été acquise en 1950 auprès de la Galerie Knoedler à Paris, après avoir été présentée chez les marchands parisiens G. Rolla puis E. Moratilla », précise Maître Dominique Le Coënt-de Beaulieu. Estimé entre 4 et 6 millions d’euros, Le Christ moqué, qui permettra de fixer pour la première fois la cote de l’artiste, devrait ainsi intéresser de nombreuses institutions muséales, ainsi que les collectionneurs qui, sur le marché de l’art ancien, ont de plus en plus tendance à se tourner vers les premières heures de l’art occidental. « Ils reviennent aux origines de la peinture, précise Stéphane Pinta, car ils savent que ce sont probablement les derniers moments, les dernières occasions pour eux d’acquérir ces œuvres anciennes, si rares et si convoitées. »
Découvrez en vidéo le décryptage du panneau de Cimabue
Crédit vidéo © Artcento
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