Le 26 août 2020 | Mis à jour le 4 septembre 2020

Berthe Weill, première marchande de l’avant-garde parisienne

par Alexandra Flory

Ambroise Vollard, Paul Rosenberg, Daniel-Henry Kahnweiler… Les marchands d’art acquièrent au début du XXe siècle une place primordiale auprès des artistes et une renommée qui ne tarit pas. Ils deviennent alors plus que de simples marchands, ils sont aussi mécènes et parfois même amis ou muses. Berthe Weill (1865-1951) fait partie de ces personnalités sans qui certains courants d’avant-garde n’auraient pas acquis la notoriété que nous leur connaissons aujourd’hui. Décryptage de la vie de cette marchande d’art de l’avant-garde parisienne…

 

  Redécouverte dans les années 2000 après cinquante années d’oubli, Berthe Weill (1865-1951) est une figure majeure du marché de l’art du début du XXe siècle. Dès son plus jeune âge, elle fait son apprentissage auprès d’un antiquaire qui lui enseigne le marché de l’art. En 1901, elle ouvre son espace, la «Galerie B. Weill», et devient la première femme galeriste de Paris. Tout comme Ambroise Vollard, elle choisit d’exposer de la peinture contemporaine en rupture avec le Salon officiel. Mais là où celui-ci prend la décision d’exposer les impressionnistes et post-impressionnistes, Weill présente de jeunes peintres de l’avant-garde dont la réputation reste à faire. C’est ainsi que dès le début du siècle, Berthe Weill expose Girieud, Launay, Marquet ou encore Maillol. De ce fait, elle est la première marchande des Fauves qui exposent entre autres, au Salon d’Automne de 1905, Tulipe et vitrail de Girieud, une oeuvre colorée emblématique du mouvement. Elle est également la première à acheter et vendre à Paris des toiles de Picasso et Matisse, bien que ceux-ci soient la plupart du temps associés aux marchands Kahnweiler et Vollard, dont l’Histoire de l’art n’a pas manqué de retenir le nom.   

 

Pierre Paul Girieud (1876-1948). Tulipe et vitrail, 1905. Huile sur toile. Signée en bas à gauche. 81×65 cm. Girieud fut soutenu et exposé par Berthe Weill. Adjugé à 28 336 euros par Oger-Blanchet, le 29 mai 2019 à Paris.

 

Un large panel d’artistes de l’avant-garde

De par son choix audacieux d’exposer de jeunes artistes, Weill se forge rapidement une réputation sur le marché. La galeriste expose un grand nombre de personnalités aujourd’hui renommées dont Jean Metzinger, Jules Pascin, ou encore Raoul Dufy, sans oublier Amedeo Modigliani. Berthe Weill fut la première, et la seule, à accueillir sur ses cimaises l’artiste de l’Ecole de Paris lors d’une exposition personnelle de son vivant. Certaines de ses œuvres offrant à voir des nus féminins « à poils », dans le but de désacraliser la figure féminine, s’étaient alors heurtées à la moralité bourgeoise de l’époque. Weill dut même décrocher ces travaux pour cause d’« outrage public à la pudeur ». Cela n’empêchera toutefois pas l’artiste d’acquérir une célébrité internationale.  

 

Amadeo Modigliani (1884-1920) Hermaphrodite de profil, 1913 Crayon noir sur papier. Signé en bas à gauche. 43,1 x 26,7 cm. Sa série de nus, aussi scandaleuse qu’elle l’a rendu célèbre est réalisée dans les années 1916-1917. Exposés dans la galerie de Berthe Weill, ils doivent être décrochés dans les jours qui suivent, sur ordre de la police, pour outrage à la pudeur. Adjugé 236 000 euros par Aguttes à Paris, le 1er avril 2019.

 

  L’exposition de jeunes peintres offre à Weill l’opportunité de découvrir un grand nombre de mouvements en pleine ascension. A travers plusieurs centaines d’artistes, elle accrocha sur ses murs tant les fauves que les futurs cubistes, représentés dans sa galerie d’abord par Picasso qui la quitta rapidement, puis par Jean Metzinger et Albert Gleizes qui seront tous les deux membres de la Section d’or. Mais Berthe Weill ne se limita pas qu’aux artistes français. L’avant-garde parisienne du début de siècle comptait parmi ses membres grand nombre d’artistes étrangers, installés dans ce qui était alors la capitale de l’art. Ainsi, Weill exposa le mexicain Diego Rivera, le néerlandais Kees van Dongen, le polonais Moïse Kisling ou encore le tchèque François Eberl. De la même manière, Weill ne se limita pas aux hommes et encouragea la création artistique féminine, les exposant Emilie Charmy, Jacqueline Marval, Suzanne Valadon, Marie Laurencin, Meta Warrick et Jeanne Rosoy, aux côtés de leurs homologues masculins.  

Georges Kars, Portrait de Berthe Weill, 56 x 46 cm, 1933, collection privée © Maxime Champion / Delorme & Collin du Bocage.

 

Une postérité éclipsée 

Bien qu’elle exposa les plus grands artistes de son temps, Berthe Weill dut fermer sa galerie en 1941 en raison des lois antisémites. La question de la postérité se pose alors. Comment une femme ayant propulsé tant d’artistes, a-t-elle pu être évincée de l’Histoire de l’art ? Plusieurs théories sont mises en avant. Il semble qu’à l’époque déjà, Weill dut faire face tant à l’antiféminisme ambiant qu’à l’antisémitisme croissant dans la société. La tâche fut d’autant plus difficile pour la jeune femme qu’elle ne souhaitait en aucun cas se marier et utilisa même sa dote pour négocier l’ouverture de son entreprise. Ces deux raisons mises à part, la mauvaise gestion de la boutique assumée par la gérante semble avoir été un frein à sa reconnaissance. Face à ses concurrents directs, Vollard et Kahnweiler, qui ont pu garder auprès d’eux les artistes les plus en vue, du fait de moyens financiers plus généreux. A cela s’ajoute que la galeriste fut spoliée sous l’Occupation, rendant les recherches à son propose d’autant plus difficiles. 

 

Jules Pascin, aquarelle réalisée pour les noces d’argent de la Galerie B.Weill, 50×60 cm, 1926, collection privée.

 

La redécouverte de Berthe Weill, initiée au début des années 2000, s’est faite en plusieurs étapes. Il y eut en 2011 la publication aux éditions L’Ecarlate, de sa première biographie. Rédigée par la fondatrice et directrice des Archives Berthe Weill, Marianne le Morvan, La petite galeriste des grands artistes fournit pour la première fois un ensemble d’archives inédites permettant de retracer avec fiabilité la vie de la galeriste. Après quoi il y eut l’installation d’un plaque commémorative à la première adresse de sa galerie rue Victor Massé et la constitution d’archives. A noter qu’une exposition lui sera dédiée à la Grey Art Gallery à New-York en 2023. Une réédition augmentée de ses mémoires publiés en 1933 Pan !.. dans l’oeil est également à prévoir. 

Qu’est-ce qui vous a amené à faire des recherches sur Berthe Weill ? 

Une de mes amies, Marion Meyer-Taittinger, m’avait parlée d’une petite marchande oubliée appelée « La petite Mère Weill » par Raoul Dufy, qui lui semblait très intéressante. En lisant un ouvrage de John Richardson sur Picasso, j’ai recroisé son nom. Il y évoquait la première marchande de l’artiste à Paris qui avait une minuscule galerie dans le bas-Montmartre, dans laquelle, par manque d’espace, elle accrochait les toiles encore humides (qui correspondent à la période bleue) à l’aide de pinces à linge à une corde suspendue à travers sa boutique. J’ai trouvé l’anecdote ravissante. J’ai cherché à en savoir plus mais j’ai constaté qu’il n’y avait en effet que peu de choses sur elle  : quelques catalogues à l’INHA et des mémoires dans lesquelles elle revenait sur son parcours. L’ouvrage a été publié en 1933, à un petit tirage, et les exemplaires disponibles dans les bibliothèques parisiennes étaient tous en restauration. J’ai eu la curiosité de chercher si par hasard un exemplaire n’était pas en vente sur internet, par chance c’était le cas, et pour une trentaine d’euros, j’ai pu découvrir la version de l’histoire de l’art moderne depuis les coulisses. J’étais alors en Master II, je lui ai consacré mon diplôme et au terme de nombreuses découvertes, il me semblait dommage que rien ne soit concrétisé à son sujet. Après mon diplôme, je me suis donc accordée un peu de temps pour rédiger sa première biographie, qui a été publiée en 2011 (Berthe Weill, la petite galeriste des grands artistes, éditions L’Écarlate) et qui a marqué le véritable début de l’aventure.  

Photographie de Berthe Weill (à gauche) et de la marchande de tableaux suisse Lucie Bollag (à droite), c.1930, © collection Archives Bollag Galleries – Succession Berthe Weill

Quelles ont été vos méthodes de recherche ? 

J’étais animée par le souhait de parer l’injustice de son oubli, voire plus concrètement, de la réhabiliter devant son manque de crédibilité. Cependant, je manquais de sources pour pouvoir appuyer les découvertes qu’elle revendiquait. J’ai donc commencé par glaner ce qui était disponible dans les bibliothèques à travers le monde mais qui restait lacunaire, avant d’acheter les originaux en salles des ventes. J’ai ainsi reconstitué des archives à partir de lettres, de photographies d’époque, de catalogues d’exposition d’époque de la galerie B.Weill et de la presse. J’ai financé toutes mes études, donc j’ai fait un choix : me consacrer à ce sujet pleinement et tout mettre en œuvre pour y parvenir. J’ai beaucoup travaillé, parce que l’achat d’archives coûte cher, même si au début, personne ne s’intéressait à elle et j’ai continué jusqu’à achever ma thèse soutenue en 2017. J’ai aiguisé mes qualités de chercheuse grâce à Berthe Weill puisqu’à mesure que mes recherches progressaient, j’étais contactée par des musées, des salles des ventes et des collectionneurs, pour contribuer à des catalogues d’exposition sur les artistes autrefois exposés ou pour pister des provenances d’œuvre. Ce dernier pan est éminemment important puisque Berthe Weill était névralgique sur le marché moderne, en ayant exposé des artistes majeurs à des périodes emblématiques de leur production. Pour les processus d’authentification, tout particulièrement pour parer les faux, la question de la provenance est donc importante. Je veille sur la Mère Weill, en faisant connaître son travail et en écartant du marché toutes les toiles douteuses revendiquant provenir de sa galerie. Il manquait, me semble-t-il, des symboles pour poser les jalons de sa redécouverte. Une plaque a été posée par la Mairie de Paris le 8 mars 2013, et j’ai mobilisé les personnes sensibles à sa cause pour la votation citoyenne organisée l’an passé, et qui a permis que le jardin adjacent au musée Picasso dans le troisième arrondissement, soit baptisé de son nom. Je prépare actuellement une grande exposition dont je suis la commissaire qui ouvrira en 2022 à Montréal et en 2023 à New York, ainsi qu’un documentaire sur son sujet.  

Marc Vaux, Noces d’argent de la Galerie B.Weill chez Dagorno (restaurant de la Villette), 28 décembre 1926, © Centre Georges Pompidou, collection Marianne Le Morvan

 
 

Quelles ont été vos plus grandes découvertes lors de cette « aventure » ? 

J’ai beaucoup aimé explorer une autre histoire de l’art, celle d’une époque où les monstres sacrés étaient encore inconnus et vulnérables. Il règne dans la correspondance de Berthe Weill une lucidité médusante sur l’importance de la révolution picturale à laquelle elle contribue, auréolée de beaucoup d’humour et d’affection. Berthe Weill était une marchande mais elle était aussi une mécène et une alliée véritable pour ses amis artistes. C’était une femme de combat, qui a trouvé dans l’art sa voie d’émancipation. J’ai bénéficié d’un cours magistral de tout l’art moderne en identifiant les œuvres autrefois passées entre ses mains et qui ornent désormais les plus grands musées, sans bien souvent que son nom n’y soit associé. Elle est un bel exemple de pugnacité et de liberté. Grâce à elle, j’ai le privilège de croiser la trajectoire d’autres pans oubliés de l’art. Je travaille actuellement par exemple sur la première biographie de l’un de ses collectionneurs, Auguste Bauchy, dont des archives inédites vont apporter des informations de premier ordre sur des œuvres de Gauguin et de Van Gogh. Un article a été publié il y a une semaine dans le journal culturel italien, publiant une des nombreuses photographies sur plaque de verre jusqu’alors inconnues pour annoncer la parution prochaine de mes recherches.

 
 

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