Les œuvres d’art numérique à l’aune du droit
Si l’art numérique s’est développé dès les années 1960, c’est au cours des années 1990 que les artistes se sont véritablement emparés des nouvelles technologies informatiques pour créer. Aujourd’hui, les Å“uvres d’art numérique occupent une place à part entière dans le marché de l’art. Si le secteur s’est adapté aux évolutions du numérique, le droit, lui, ne les a pas encore totalement intégrées. Droit d’auteur, droit de suite et droit fiscal appréhendent différemment les Å“uvres d’art numérique et ne leur accordent pas uniformément le bénéfice de leurs prérogatives. Décryptage par Cyrielle Gauvin, Avocat au cabinet Loyseau de Grandmaison.
Œuvres d’art numérique et droit d’auteur
L’auteur d’une œuvre de l’esprit bénéficie, « du seul fait de sa création »¹, d’un droit de propriété immatérielle appelé droit d’auteur, opposable à tous et régi par le Code de la propriété intellectuelle. Afin de jouir des prérogatives du droit d’auteur (composé du droit moral et du droit patrimonial), l’auteur doit créer une œuvre de l’esprit originale, portant l’empreinte de sa personnalité. Elle doit également être suffisamment formalisée, les simples idées ou concepts n’étant pas protégeables en tant que tels mais de « libre parcours ». Bien que la liste indicative des créations susceptibles de constituer des œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur et figurant au Code de la propriété intellectuelle ne fasse pas expressément référence aux œuvres d’art numérique, ces dernières n’en sont évidemment pas exclues. Ainsi, dès lors qu’elles sont formalisées sur support numérique et originales, les œuvres d’art numérique sont éligibles à la protection accordée par le droit d’auteur.
Œuvres d’art numérique et droit de suite
L’appréhension de l’œuvre d’art numérique par le droit de suite est un peu plus délicate. Pour rappel, les auteurs d’œuvres originales graphiques ou plastiques ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord de l’Espace économique européen (et leurs ayants droit) bénéficient d’un droit de suite. Il s’agit d’une rémunération, et plus précisément d’un droit de participation, sur le produit de toute revente d’une œuvre originale graphique ou plastique au cours de laquelle intervient un professionnel du marché de l’art².
Constituent des Å“uvres originales pour l’application du droit de suite³ (cette notion d’œuvre originale étant différente du critère d’originalité exigé pour la protection au titre du droit d’auteur), les Å“uvres « graphiques ou plastiques créées par l’auteur lui-même, telles que les tableaux, les collages, les peintures, les dessins, les gravures, les estampes, les lithographies, les sculptures, les tapisseries, les céramiques, les verreries, les photographies et les créations plastiques sur support audiovisuel ou numérique ». Le sont également « les Å“uvres exécutées en nombre limité d’exemplaires et sous la responsabilité de l’auteur », lorsqu’elles « sont numérotées ou signées ou dûment autorisées d’une autre manière par l’auteur ». Parmi celles-ci, les Å“uvres graphiques ou plastiques sur support numérique devraient aussi pouvoir être considérées comme des Å“uvres originales donnant lieu au paiement du droit de suite, à la condition qu’elles soient limitées à douze exemplaires.
Cependant, les œuvres d’art numérique peuvent être reproduites très aisément par tous à l’infini, ce qui soulève des interrogations quant à l’application du droit de suite. Comment, d’un point de vue numérique, distinguer les douze œuvres originales des autres ? Comment permettre la distribution effective du droit de suite aux bénéficiaires ? L’apparition des non-fongibles tokens (NFT) – ces « jetons non fongibles » assimilables à des certificats d’authenticité – semble y apporter des solutions. D’une part, l’association, par l’auteur d’une œuvre d’art numérique originale, d’un NFT à cette œuvre (et aux onze exemplaires suivants) en permettrait l’identification. D’autre part, l’auteur pourrait lui-même, grâce aux NFT, et en particulier aux smart contracts qui y sont attachés, conditionner la revente de ses œuvres au versement d’un pourcentage de son choix sur le prix de vente et ainsi bénéficier d’une rémunération automatique et potentiellement plus favorable que le droit de suite.
Œuvres d’art numérique et droit fiscal
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le droit fiscal est le seul à s’attacher à la notion d’« œuvre d’art ». En la matière, une création peut être qualifiée d’œuvre d’art si et seulement si, elle répond aux critères définis par l’article 98 A, II de l’annexe III du Code général des impôts. Les dispositions de cet article ne proposent pas de véritable définition de l’œuvre d’art, mais énumèrent, de façon limitative, les créations pouvant être considérées fiscalement comme telles. Elles précisent également que ces créations « doivent être entièrement exécutées à la main par l’artiste », excluant de facto les œuvres numériques. Il en résulte, notamment, que certaines opérations soumises à TVA4 portant sur des œuvres d’art numérique ne peuvent bénéficier du taux réduit de 5,5% applicable aux œuvres d’art telles que visées par la loi fiscale et sont ainsi soumises au taux normal de 20%.
De même, les Å“uvres d’art numérique sont exclues du dispositif permettant aux sociétés soumises à l’impôt sur les sociétés qui achètent des Å“uvres originales d’artistes vivants avant le 31 décembre 2022 de bénéficier d’une déduction fiscale5. Sollicité par une question parlementaire sur ce point, le Ministre de la Culture a confirmé cette exclusion et reconnu que « cette définition fiscale figée des Å“uvres d’art ne prend […] pas en compte toutes les pratiques artistiques, notamment numériques ([…] »6. Pour autant, il affirme que les créations numériques originales ne peuvent pour l’instant bénéficier de telles réductions fiscales, sauf si le droit de l’Union Européenne évolue en ce sens. Une adaptation du droit aux nouvelles modalités de création que constituent les Å“uvres d’art numérique apparaît donc essentielle afin de garantir une certaine sécurité juridique aux acteurs du marché de l’art.
1. Article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle.
2. Article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle.
3. Article R. 122-3 du Code de propriété intellectuelle.
4. Articles 278-0 Bis I du Code général des impôts.
5. Article 238 bis AB du Code général des impôts.
6. Assemblée Nationale, question écrite n°22584 et réponse respectivement publiées les 3 septembre 2020 et 12 janvier 2021.
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