
Matthieu Semont : « Vendre une telle œuvre de Camille Claudel est une vraie responsabilité. »
La ville d’Orléans sera le 16 février prochain le théâtre de la vente d’une œuvre majeure de Camille Claudel : L’Âge mûr fondu par Eugène Blot en 1907. Estimée à plus d’1,5 million d’euros, cette sculpture perdue depuis plus d’un siècle a été découverte au hasard d’un inventaire par Matthieu Semont, avant d’être expertisée par le cabinet Lacroix-Jeannest. Nous nous sommes entretenus avec le commissaire-priseur orléanais qui, à quelques jours de l’événement, ne cache pas son excitation.
Mise à jour, 17 février. Le bronze a été disputé pendant 20 minutes par 5 enchérisseurs au téléphone, avant d’être adjugé 3 663 000 euros (3,1 millions hors frais). Dépassant largement son estimation comprise entre 1,5 et 2 millions, L’Âge mûr enregistre ainsi le deuxième meilleur résultat au monde pour une œuvre de Camille Claudel.
Diane Zorzi : La maison de ventes Philocale, que vous avez créée en 2009, a accueilli au gré d’inventaires des œuvres marquantes, du compendium d’Erasmus Habermel à la crucifixion siennoise du Maître de Monte Oliveto Maggiore. Mais l’arrivée en vos murs d’un chef-d’œuvre de Camille Claudel est douée sans doute d’une saveur toute particulière…
Matthieu Semont : Oui, c’est la plus belle découverte de ma carrière ! Symboliquement, c’est une œuvre qui emporte tous les suffrages. Les historiens de l’art connaissaient l’existence de ce groupe mythique, mais il réapparaît après plus d’un siècle dans l’ombre. Mes confrères m’envoient depuis des messages de réjouissance. Cette redécouverte les conforte dans l’idée qu’il y a toujours un trésor à chercher que l’on ne savait pas localiser. Ce ne sont pas toujours les objets qui laissent un souvenir, mais les conditions dans lesquelles il réapparaît sur le marché. Ici, tout est réuni…
D.Z. : Cette découverte, j’imagine, rythme votre quotidien depuis plusieurs mois ?
M. S. : Oui, Camille accompagne mon quotidien. Il ne se passe pas une journée sans qu’elle ne soit évoquée. Il y a toujours une décision à prendre quant à son exposition, sa surveillance, son transport… Elle est au cœur de nos préoccupations, et l’on réfléchit chaque jour à la meilleure façon de parler d’elle. Elle réveille des émotions fortes. Je reçois des cadeaux, des messages, des lettres… Certaines femmes y trouvent un écho à leurs douleurs. Quant à moi, je m’inspire de la vie de Camille Claudel, des avis de son frère, des analyses médicales… Et à chaque fois que je retourne voir L’Age mûr, il me dit quelque chose de nouveau, génère de nouvelles réflexions. Chacun ressent cette œuvre d’une manière différente. Elle est polysémique, elle porte en elle un nombre incalculable de sens et de messages. Mon regard sur elle s’est d’ailleurs densifié depuis la découverte. Je la porte avec moi. Elle n’est pas un fardeau, mais elle est lourde, au sens propre comme au sens figuré – une lourdeur empreinte de densité et de signification.
D. Z. : Quelle relation entreteniez-vous auparavant avec Camille Claudel ? Avait-elle déjà une place privilégiée au sein de votre Panthéon artistique ou s’agit-il d’une rencontre ?
M. S. : J’avais déjà rencontré L’Implorante lorsqu’elle avait été vendue par l’étude de Saint-Germain-en-Laye où j’étais, âgé de 24 ans, élève commissaire-priseur auprès de Maître Digard. Je m’étais penché à cette occasion sur l’histoire de Camille Claudel et de sa relation avec Auguste Rodin. Je découvrais qu’elle avait été son élève, avant qu’elle ne prenne son autonomie et qu’elle ne s’affirme comme artiste. Cette femme tendant les bras dans une détresse sublime était déjà une œuvre marquante, chargée d’une émotion intense. C’est une sculpture qui porte un fort pathos et que l’on ne peut regarder avec légèreté. Et puis je l’avais un peu oubliée, au fil de nouvelles ventes et découvertes. Mais Camille Claudel revient régulièrement dans les salles des ventes et c’est une artiste qui suscite toujours un fort attachement. Dans les années 1990, ses œuvres se vendaient à quelques dizaines de milliers d’euros, et à partir des années 2000 elles ont dépassé les centaines de milliers d’euros. Aujourd’hui, ses œuvres sont très recherchées et valorisées. Sa popularité et la reconnaissance de son œuvre ne font que croître.
D. Z. : L’œuvre de Camille Claudel la plus chère vendue aux enchères est pour l’heure une première version de La Valse adjugée 5,2 millions d’euros chez Sotheby’s à Londres en 2013. Pensez-vous que L’Âge mûr pourrait établir un nouveau record ?
M. S. : La Valse est une sculpture mythique qui, au contraire du pathos de L’Âge mûr ou de L’Implorante, offre une image davantage tourbillonnante, enthousiaste et liée à l’amour. Les sujets joyeux ont souvent tendance à être mieux soutenus et validés par le marché. Ce qui est extraordinaire dans le cas de notre bronze est qu’il s’agit d’une épreuve que l’on croyait disparue et qui n’a pas d’équivalent sur le marché de l’art. Il s’agit du premier modèle de ce groupe qui n’est connu que dans les musées. Evidemment, il serait formidable que le record du monde soit battu. Mais je n’aurai pas à rougir de ce que l’on aura réussi à organiser ici, à Orléans. Que le bronze soit adjugé à l’estimation, à 1, 1,5 ou 2 millions d’euros, nous sommes quoi qu’il en soit face à une œuvre extraordinaire.
D. Z. : Avez-vous d’ores et déjà une idée du profil des enchérisseurs ?
M. S. : Des historiens, conservateurs et collectionneurs du monde entier, notamment Américains, ont fait le déplacement pour voir notre bronze. Mais nous ne serons fixés que le jour J. En attendant, les visites continuent…

Camille Claudel (1864-1943), L’Âge mûr, dit La Jeunesse et l’Âge mûr, modèle créé en 1898. Bronze à patine brune richement nuancée. Fonte au sable d’Eugène Blot datant de 1907. Signé « C. Claudel » porte le cachet du fondeur « EUG. BLOT PARIS » pour Eugène Blot, et le numéro 1 aux pieds de l’implorante. Dim. 61,5 x 85 x 37,5 cm. Estimation : 1 500 000 – 2 000 000 euros.
« Je la porte avec moi. Elle n’est pas un fardeau, mais elle est lourde, au sens propre comme au sens figuré – une lourdeur empreinte de densité et de signification. »
D. Z. : Le monde entier aura les yeux rivés sur votre hôtel des ventes d’Orléans le 16 février prochain… Comment avez-vous prévu de rythmer l’événement ?
M. S. : Afin de densifier la vente, nous avons sélectionné 13 autres lots pour accompagner notre bronze. Ce seront des œuvres d’artistes plus ou moins contemporains de Camille Claudel. Je ne voulais pas me retrouver uniquement en présence de Camille. Les quelques œuvres qui la précéderont me permettront de me préparer.
D. Z. : C’est un événement pour votre maison de vente et vos équipes, mais également pour Orléans et ses habitants…
M.S. : Oui, j’avais à cœur d’amener Camille Claudel à Orléans… C’est une ville à laquelle je suis attaché. J’y ai prêté serment en 2005 et j’y exerce en tant que commissaire-priseur depuis près de 20 ans. Les autorités municipales ont très bien accueilli cette initiative. L’exposition se tiendra à l’Hôtel de Ville à partir de demain, tandis que la vente se déroulera dimanche dans la salle de concert du Conservatoire, un lieu des années 1850 qui compte 350 places et où j’ai passé plusieurs examens de chant. Cette scène, dédiée habituellement à la musique, accueillera Camille Claudel le temps d’une vente, avec un beau rythme et une belle harmonie !
D. Z. : Quel est votre état d’esprit à quelques jours de la vente ?
M. S. : Il y a bien sûr une part de stress pour que toute l’organisation soit parfaitement synchronisée jusqu’au jour J. Je ne serai pas chez moi, mais dans une salle dédiée, et je ne suis pas familier des ventes à plusieurs millions ! Nous souhaitons que toutes les attentes portées sur cette œuvre extraordinaire soient récompensées. Dans le même temps, il y a aussi une grande excitation, et c’est une émotion qui perdure depuis la découverte. Nous sommes tous emportés par l’histoire ce bronze, c’est une œuvre qui ne peut laisser indifférent. J’espère que nous saurons lors de la vente transmettre cette émotion. Il ne s’agit pas simplement d’un coup de marteau pour annoncer un prix, vendre une telle œuvre de Camille Claudel est une vraie responsabilité.