Charlotte Aguttes-Reynier : « Le marché de l’art moderne en Indochine avait besoin d’un livre de référence.»
A l’aube du centenaire de l’Ecole des beaux-arts de l’Indochine, Charlotte Aguttes-Reynier publie un ouvrage dédié à L’art moderne en Indochine, de 1925 à 1945. Cette publication, qui fera date, lève le voile sur une institution méconnue qui participa au renouveau de l’art moderne au Vietnam, et dont les principaux représentants, de Vũ Cao Đàm à Lê Phổ et Mai Trung Thứ, suscitent depuis une dizaine d’années un engouement croissant sur le marché…
« Le marché de l’art moderne en Indochine avait besoin d’un livre de référence ». C’est à partir de ce postulat que Charlotte Aguttes-Reynier a entrepris de réunir en un ouvrage trilingue (français-anglais-vietnamien) les principaux représentants d’un art qui, encore méconnu, nourrit depuis une dizaine d’années un marché particulièrement dynamique. « Alors que les prix ne cessaient de grimper, et que l’on observait l’apparition de contrefaçons, il me paraissait nécessaire de donner toutes les clés aux acheteurs pour comprendre la création de l’Ecole des beaux-arts de l’Indochine. »
L’Ecole des beaux-arts de l’Indochine, ou le renouveau de l’art vietnamien
Cette école, dont nous célébrerons le centenaire l’an prochain, connut de 1925 à 1945 une période d’émulation artistique inédite, participant au renouveau de l’art moderne au Vietnam. L’enseignement qui y fut dispensé, sous la direction de Victor Tardieu (1924-1937), puis d’Evariste Jonchère (1938-1945), reprenait celui de l’Ecole de beaux-arts de Paris, en intégrant une formation sur l’art traditionnel annamite. « La mission que s’est donnée Tardieu avec la création de son Ecole était d’instruire les futurs formateurs de tous les métiers liés à l’artisanat et à l’art en Indochine », rappelle Charlotte Aguttes-Reynier. Aux côtés des enseignements traditionnels de l’art occidental que sont le dessin, l’huile sur toile et la sculpture, Tardieu eut à cœur de promouvoir la peinture sur soie, ainsi que l’art de la laque qu’il entendait imposer comme une « forme d’art National » – « le Tonkin fournissait déjà la matière et les ouvriers qui la travaillent, il est tout naturel qu’il produise les artistes qui en tireront des chefs-d’œuvre. » Des premiers essais sont menés dès 1929, et c’est officiellement en 1932 qu’un atelier de laque est créé au sein de l’Ecole par Inguimberty, aidé d’Alix Aymé. En 1938, un cours est finalement proposé au programme de l’Ecole. « Les explorations réalisées au sein de cet atelier sont à l’origine de la genèse de cet art inédit dont Nguyễn Gia Trí, Hoàng Tích Chù et Phạm Quang Hậu, notamment, seront les fers de lance », détaille Charlotte Aguttes-Reynier.
« La mission que s’est donnée Tardieu avec la création de son Ecole était d’instruire les futurs formateurs de tous les métiers liés à l’artisanat et à l’art en Indochine. »
Soucieux de l’avenir professionnel de ses élèves, Victor Tardieu organise régulièrement des expositions, à Saïgon et à Paris. Lorsqu’il se voit confié le pavillon de l’Indochine, lors de l’Exposition coloniale qui se tint en 1931 près du bois de Vincennes à Paris, il invite plusieurs de ses élèves fraîchement diplômés à présenter leurs œuvres, magnifiées pour l’occasion au sein d’une reproduction du temple d’Angkor. Le succès est au rendez-vous, et bientôt les expositions se succèdent à l’international. Au lendemain du décès de Victor Tardieu, Evariste Jonchère reprend en 1938 la direction de l’Ecole. « Jonchère va s’attacher à favoriser le développement des arts appliqués initié par son prédécesseur et à soutenir les efforts récents initiés pour la recherche notamment autour de la laque », explique Charlotte Aguttes-Reynier.
Nourri d’archives, d’articles de presse et de lettres inédites, l’ouvrage de Charlotte Aguttes-Reynier, qui se déploie sur 432 pages superbement illustrées, retrace l’histoire de l’Ecole des beaux-arts de l’Indochine, dont elle dévoile les principaux représentants, d’Inguimberty à Alix Aymé, de Nguyễn Phan Chánh à Vũ Cao Đàm, en passant par Mai Trung Thứ et Lê Phổ. « J’ai identifié les personnalités dont on parle le plus souvent, détaille Charlotte Aguttes-Reynier, mais également des artistes méconnus, dont les œuvres ne passent que très rarement en salles des ventes, comme Georges Khánh qui fut remarqué à l’Exposition de 1929 à Hanoï pour son talent en sculpture, notamment avec un bronze grandeur nature représentant un dindon faisant la roue ».
« Ces dernières années, au sein d’Aguttes, ce sont environ 150 peintures réalisées par Lê Phổ, plus de 115 œuvres par Mai Trung Thứ, et près de 100 œuvres exécutées par Vũ Cao Đàm qui m’ont été données à expertiser et à vendre. »
Le boom du marché de l’art sud-asiatique
Charlotte Aguttes-Reynier œuvre depuis plusieurs années à la reconnaissance de cette Ecole. Elle a créé en 2019 l’association des Artistes d’Asie à Paris, reconnue comme organisme d’intérêt général à caractère culturel, et entend avec cet ouvrage, dédié à la période 1925-1945, « éclairer la zone d’ombre de ces vingt années clés de l’histoire de l’art ». Son intérêt pour cet art a débuté en 2014, avec la découverte d’un chef-d’œuvre oublié de Lê Phổ. « Au hasard d’un rendez-vous, un soir pluvieux, dans le 17e arrondissement de Paris, je me trouve devant Le Thé, une soie merveilleuse d’une très grande qualité d’exécution, réalisée par Lê Phổ, raconte l’experte. Je commence des recherches poussées sur cette peinture, sur l’artiste, sur son parcours… et cela me passionne. » Le tableau, vendu quatre fois l’estimation à 204 016 euros, signe le début de l’aventure. « Les projecteurs rallumés par Aguttes en 2014 sur cette Ecole lui offrent aujourd’hui une certaine renommée. Les résultats sont tels que de nombreuses œuvres acquises à un bon prix entre 1995 et 2010 par des collectionneurs asiatiques reviennent plus vite que prévu sur le marché local en Asie. Celles qui sont restées dans les collections historiques depuis le début du XXe siècle apparaissent partout en France, aux Etats-Unis, en Europe… Ces dernières années, au sein d’Aguttes, ce sont environ 150 peintures réalisées par Lê Phổ, plus de 115 œuvres par Mai Trung Thứ, et près de 100 œuvres exécutées par Vũ Cao Đàm qui m’ont été données à expertiser et à vendre. »
« A partir de 2014, la croissance commence à s’accélérer pour arriver, sur l’année 2022, à un total réalisé de plus de 38,3 millions d’euros. A titre comparatif, cette somme était de 4,2 millions d’euros en 2014. »
Charlotte Aguttes-Reynier a enrichi son ouvrage d’une analyse économique particulièrement éclairante sur le dynamisme du marché de l’art sud-asiatique. Celui-ci connaît un engouement inédit, et ce, particulièrement depuis 2014… Pour mener cette analyse, Ernest van Zuylen, responsable du bureau Aguttes Belgique et précédemment senior associate dans la banque d’affaire Allyum à Bruxelles, est parti de données publiques (Banque Mondiale ; Statista, d’après les données de la BCE et Artprice). Il a additionné les résultats obtenus en ventes aux enchères dans le monde par les trois artistes phares du marché, Vũ Cao Đàm, Lê Phổ et Mai Trung Thứ, dont la cote internationale a évolué de 2014 à 2022 de manière nettement plus significative que le PIB par habitant au Vietnam (21,1%, contre 9,5%). « Entre 2000 et 2014, nous observons une activité à croissance limitée. A partir de 2014, la croissance commence à s’accélérer pour arriver, sur l’année 2022, à un total réalisé de plus de 38,3 millions d’euros. A titre comparatif, cette somme était de 4,2 millions d’euros en 2014. Or, cette année 2014 concorde avec la vente de l’œuvre de Lê Phổ, Le Thé, premier lot majeur adjugé par Aguttes, record européen le 25 juin 2014. Cette vente marquera le début de l’activité de Aguttes sur ce marché spécifique. Près de cent ans après la création de l’Ecole, les résultats relevés permettent d’attester l’existence d’un intérêt particulier et dynamique exprimé en vente aux enchères pour ces artistes.»
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