Le 10 avril 2024 | Mis à jour le 4 juin 2024

Florian Le Nestour expertise un seau à champagne de Jean Després

par Magazine des enchères

Un seau à champagne repéré sur photographie a été confié à la maison Cortot & Associés. Florian Le Nestour, élève commissaire-priseur, nous fait revivre en direct son travail d’expertise et de recherches mené aux côtés de son maître de stage, le commissaire-priseur dijonnais Hugues Cortot. 

 

Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent deux fois par mois aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct un travail d’expertise mené à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour de Florian Le Nestour, élève commissaire-priseur au sein de la maison Cortot et Associés, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Hugues Cortot, il décrypte pour nous un seau à champagne moderniste…

 

Première impression ?

Florian Le Nestour : Lorsque j’ai vu cet objet pour la première fois, il trônait au milieu de bibelots. J’ai été immédiatement attiré par sa taille imposante et son ornementation pour le moins originale. De prime abord, j’hésitais entre de l’argent et du métal argenté. Il s’agissait en tout cas vraisemblablement d’un seau à bouteilles.

Hugues Cortot : Cet objet, un seau à champagne en effet, a été repéré par l’un des collaborateurs de l’étude à partir de photographies envoyées par mail dans le cadre d’une demande d’estimation. C’est le genre de production qui accroche le regard lorsque l’on balaie des photos d’intérieur, dont la qualité complique parfois la tâche. Quoi qu’il en soit, le seau en question est bien en métal argenté, ce qu’atteste d’une part l’absence des poinçons légaux et, d’autre part, la grande taille de l’objet, l’orfèvre, que nous identifierons ensuite, réservant l’usage de l’argent à des bijoux et objets de moindres dimensions.

 

Jean Després (1889-1980), Seau à champagne moderniste, métal argenté, milieu du XXe siècle. H. 27,4 cm, L. max. 32 cm (avec poignées). Mis en vente par la maison Cortot & Associés le 15 juin 2024 à Dijon.

 

Une signature ? 

Florian Le Nestour : En manipulant l’objet, je trouve rapidement une signature exécutée à la pointe, sous la base : « J Després » pour Jean Després (1889-1980), l’un des plus éminents orfèvres français du début du XXe siècle. En poursuivant mon analyse, je trouve le poinçon de maître-orfèvre sur l’une des mailles de la base et l’identifie grâce à ses initiales « J D » séparées par un « différend » en forme de timbale sur pied, un symbole spécifique à ce maître orfèvre.

Hugues Cortot : J’aurais tendance à dire que c’est le cœur du métier, le geste essentiel qu’il faut absolument maîtriser : savoir retourner un objet. La base (ou le dos pour un tableau, par exemple) peut effectivement donner beaucoup d’informations au commissaire-priseur pour son expertise, en tout cas des indices qui lui permettront d’étayer son avis sur l’authenticité de l’objet et, in fine, son estimation. Dans le cas qui nous concerne, on lit facilement la signature de Jean Després, à laquelle nous sommes accoutumés en salle des ventes.

 

Signature « J Després » et poinçon de maître-orfèvre.

 

Un mouvement artistique ?

Florian Le Nestour : Jean Després, que l’on connaît particulièrement pour ses bijoux, est une figure marquante de l’orfèvrerie de l’entre-deux-guerres. Il était très proche des avant-gardes artistiques et lors de son apprentissage chez un orfèvre du Marais, il fréquentait régulièrement le Bateau-Lavoir et l’atelier de Pablo Picasso à Montmartre, où il a rencontré des personnalités marquantes de l’art moderne tels qu’Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine, Paul Signac, Giorgio de Chirico ou encore Georges Braque, avec lequel il se lie d’amitié. Fort de ces relations, il entend lui aussi réinventer son art à l’heure de la modernité. Il opte pour une simplification des formes et se plaît à mettre en valeur la blancheur du métal (argent, métal argenté comme étain).  Ce seau en est un témoignage probant, l’orfèvre faisant la part belle au matériau, à travers des formes simples au service de la praticité.

Hugues Cortot : Son caractère novateur était parfaitement en accord avec la volonté de l’époque de se détacher des styles du passé, de la tradition. On évoque souvent, pour la peinture, l’invitation à un « retour à l’ordre » prôné par Jean Cocteau après la Première Guerre mondiale, mais ce mouvement a en fait concerné de nombreux autres domaines, dont, justement, les arts décoratifs et les arts de la table. Jean Després fut une figure de proue de cette aspiration dans le domaine de l’orfèvrerie, à tel point que certains l’ont qualifié de « Picasso de l’orfèvrerie », belle illustration de la place prééminente qu’il occupait dans son art et des parallèles qui peuvent être établis avec les avant-gardes artistiques.

 

Le style du seau… 

Florian Le Nestour : Notre seau a pour particularité de présenter deux épaisses frises à maille « gourmette », l’une sur la base, l’autre sur le col. Ces dernières sont emblématiques du travail joaillier de Després qui produit, à partir des années 1930, des bijoux « moteurs » inspirés de ses années passées à dessiner des moteurs d’avion lors de la Première Guerre mondiale. La panse révèle, quant à elle, l’aspect artisanal du travail de l’orfèvre. Bien que figure de proue de la modernité, Després n’en demeure pas moins un habile artisan dont les pièces, loin d’être produites industriellement, sont le fruit d’un travail manuel de qualité. 

Hugues Cortot : Les pièces de Jean Després sont reconnaissables entre toutes à l’originalité de leurs formes. On sait bien souvent que l’on a affaire à lui avant de retourner l’objet pour s’en assurer. Cet artiste aime à employer des formes pures tout en faisant montre de ses capacités techniques par la production de surfaces géométriques à textures réalisées habilement.

 

Le maître au travail, s.d., photographie, musée de l’Avallonnais-Jean-Després.

 

Le pays de production…

Florian Le Nestour : Després a eu, de son vivant, une renommée internationale. Il est cependant toujours resté en France, alternant entre Avallon (Yonne) et Paris, travaillant dans la première et exposant dans la seconde. Révélé durant l’entre-deux-guerres, il fut apprécié jusqu’à sa mort et se manifestait avec assiduité à l’occasion d’expositions tant nationales qu’internationales. Il participe, de façon anonyme, à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Son nom est mentionné à partir de 1928 et son succès est tel que, dès 1931, le critique d’art Raymond Escholier écrit : « Després est en passe de devenir […] le plus grand orfèvre. » Il sera à l’origine d’un mouvement de renouveau de l’orfèvrerie de table en France.

Hugues Cortot : Gloire nationale, Jean Després est aussi — et peut-être surtout ! — une gloire locale, Avallon se situant à une centaine de kilomètres de Dijon, ce qui peut nous enorgueillir de proposer une pièce de cet orfèvre. Mais ne soyons pas non plus chauvins : les productions du maître se sont disséminées partout en France ainsi qu’à l’étranger, au gré des sollicitations.

 

La période de réalisation…

Florian Le Nestour : Il semble que nous soyons en l’occurrence dans la pleine maturité de la carrière de Després. Son appétence pour les motifs industriels a essaimé l’essentiel de son œuvre, en bijouterie comme en orfèvrerie, et, à suivre les considérations de la littérature, il faudrait retenir comme repère, les années 1950, à partir desquelles ce motif si particulier de mailles apparaît dans l’œuvre de l’orfèvre. Ce qui nous laisse une fourchette d’une trentaine d’années, entre 1950 et 1980, pour dater cet objet.

Hugues Cortot : Il n’est pas aisé de dater les productions de Després, celui-ci ne précisant pas la date de fabrication à côté de sa signature et n’utilisant pas de système de lettres-dates comme pouvaient le faire certains. Son travail lui étant propre et ne suivant pas les modes établies, il peut être difficile de se prononcer en comparant ce seau à d’autres productions. De plus, il a produit sur le temps long de mêmes modèles, les déclinant en toutes sortes de typologies d’objets, ce qui oblige à retenir des datations élargies. Par conséquent, la fourchette proposée par Florian pourra être reprise dans la fiche du catalogue.

 

Jean Després (1889-1980), Projet de pièce d’orfèvrerie, époque Art déco (v. 1910-1940). Dessin au crayon noir sur papier calque. 16,9 x 21,0 cm, musée des Arts décoratifs (Paris), n°987.935.67. On trouverait dans ce dessin préparatoire une amorce du modèle proposé à la vente (travail des poignées, texture de la panse), qui doit faire constater la direction prise par Després vers toujours plus de rectilinéarité. Les mailles ‘‘gourmette’’ auront été comme appliquées sur une base ayant déjà une antériorité dans l’esprit de l’artiste. On trouve ainsi dans ce dessin la preuve de la longue maturation des idées de l’orfèvre.

 

L’état de conservation…

Florian Le Nestour : Le seau est à première vue en excellent état de conservation, il ne présente ni déformation ni partie recollée. Seule une oxydation superficielle, dont on peut facilement se débarrasser, en altère l’appréciation. À se rapprocher cependant, on note la présence de quelques points de piquage ainsi que des rayures de surface.

Hugues Cortot : Comme c’est très souvent le cas lors des inventaires, l’argenterie (au sens large — aussi bien argent que métal argenté) a souffert d’un polissage excessif de la part des propriétaires. Croyant bien faire, ils aboutissent à un résultat malheureux : toute la surface de l’objet est affectée de rayures de surface dues aux gestes de frottement. Le recours à des produits dits « pour argenterie » est d’autant plus dommageable que lesdits produits contiennent souvent des micro-particules de sable. En ce qui concerne les objets en métal argenté, un polissage trop important et trop répété risque de surcroît d’éliminer toute la couche d’argent en surface et de mettre à jour le métal sous-jacent. Notre objet a subi ces nettoyages maladroits mais il n’en demeure pas moins attractif. Certains y verraient même un témoignage de son vécu.

 

Une estimation ? 

Florian Le Nestour : Les œuvres de Després suscitent toujours un certain intérêt en salle des ventes. Du fait des grandes dimensions de notre modèle, une estimation entre 2 000 et 3 000 euros est raisonnablement envisageable, même pour du métal argenté ; elle ménagerait de surcroît la surprise du mieux. De son vivant, cet orfèvre était apprécié et même collectionné par des personnalités phares du monde des arts et des lettres, telles qu’Anatole France, Paul Signac, François Pompon, André Malraux ou encore Andy Warhol.

Hugues Cortot : Jean Després a « la cote », ses œuvres atteignent toujours des prix relativement élevés en vente publique et nous pouvons être confiants dans le fait que ce seau saura intéresser de nombreux enchérisseurs, qui y trouveront un nom éminent de l’orfèvrerie du XXe siècle. Ils acquerront en outre un objet pouvant s’intégrer sans problème dans un intérieur contemporain. L’estimation proposée semble acceptable et tout l’intérêt de son passage en vente sera de la dépasser ! Rendez-vous le 15 juin…

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