
Sabine Weiss : « La rue, c’était mon plaisir »
ENTRETIEN – A l’occasion de l’exposition organisée au Centre Pompidou, Sabine Weiss nous raconte son amour de la photographie, du réel, de la vie. Rencontre avec une grande dame, doyenne de l’école humaniste.
« Je voudrais qu’il y ait dans mon immeuble des locataires bruyants, avec des enfants bruyants ! » A 93 ans, Sabine Weiss n’a rien perdu de sa vivacité et de sa malice. Dernière représentante de la photographie dite « humaniste », elle expose ses photographies d’après-guerre jusqu’au 15 octobre 2018 au Centre Pompidou à Paris. Des clochards parisiens aux châtelains new-yorkais, elle y dévoile des images d’archives inédites, illustrant la vie dans les rues de Paris, New York, Moscou de 1945 à 1960. Pour l’occasion, nous l’avons retrouvée dans son appartement niché au fond d’une cour de l’ouest parisien. Éprise de la vie, elle nous conte ces bonheurs simples capturés au gré de rencontres impromptues, au détour d’une rue, au milieu d’un terrain vague.
Jusqu’au 15 octobre, le Centre Pompidou expose une sélection de vos photographies réalisées entre 1945 et 1960. Plus de cinquante ans après, quel regard portez-vous sur ces œuvres ?
Ce ne sont pas celles que j’aurais choisies à l’époque, mais elles ne sont pas mal ! Il faut dire que j’avais tendance à ne garder que celles comportant des personnages. Lorsque je développais une planche-contact, je prenais un crayon gras et marquais les photos qui me plaisaient pour ensuite les tirer. Je faisais beaucoup de tri et j’ai d’ailleurs jeté de bonnes choses ! Aujourd’hui, je me rends compte que ça n’est pas parce qu’il n’y a pas de personnage qu’une photographie n’a rien à dire.
Ces photographies dévoilent la physionomie des villes au lendemain de la guerre. On y retrouve des vitrines, des terrains vagues, des scènes de rue animées… Comment choisissiez-vous vos sujets ?
Lorsque j’allais dans la rue, je ne partais pas, appareil en main, avec une idée précise. Elle venait au hasard de rencontres : un clochard qui me touchait, un homme qui courait en contre-jour, un groupe d’enfants. J’avais à cœur dans mes photographies de montrer les sentiments, les émotions de ceux que je croisais. Je me souviens par exemple de gamins qui jouaient dans un terrain vague Porte de Saint-Cloud. Ils me faisaient des grimaces, nous nous amusions et nous lancions des défis. Je me souviens aussi d’un clochard qui mendiait auprès de deux femmes dans la rue. Il avait une telle grâce, un tel respect. C’est l’une des photographies que j’aime le plus.

Sabine Weiss, Madrid, Espagne, 1950 épreuve gélatino-argentique 30,4 x 24 cm Collection Centre Pompidou, Paris © Centre Pompidou, MNAM-CCI/ Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Sabine Weiss
« Lorsque j’allais dans la rue, je ne partais pas, appareil en main, avec une idée précise. Elle venait au hasard de rencontres : un clochard qui me touchait, un homme qui courait en contre-jour, un groupe d’enfants. »
Les rues étaient plus animées qu’aujourd’hui ?
Oui, il y avait plus de vie. A l’époque, il n’y avait pas toutes les distractions que nous avons aujourd’hui. Nous nous promenions beaucoup plus. Les gamins jouaient librement dans la rue et les gens y faisaient un tas de choses. Dans nos logements, nous n’avions pas la télévision et le confort était minime. Avec mon mari, nous vivions dans un petit appartement avec très peu de place, dans lequel nous n’avions pas l’eau. Aussi nous sortions beaucoup le soir. Nous mangions et allions faire un tour au bois de Boulogne ou ailleurs.
Vous n’avez pas toujours photographié la rue et avez reçu de nombreuses commandes pour des couvertures de livres, des revues de mode, des portraits de célébrités… Comment conciliez-vous ces deux pratiques ?
La rue, c’était mon plaisir. C’est ce que j’aurais dû faire exclusivement, mais il fallait bien gagner sa vie. Aussi, j’ai fait des choses très différentes : un reportage en Inde, des portraits d’artistes comme Miró ou Giacometti, des reproductions de tableaux, des photos publicitaires… J’étais une photographe assez complète, ce qu’on ne trouve plus tellement aujourd’hui. Je photographiais des morts, des vivants, tout ! Le travail n’est évidemment pas le même. Il faut réfléchir aux accessoires, à une mise en scène. Par exemple, un jour, j’ai reçu la commande d’une photo qui devait faire la publicité d’un parfum nommé « fraîcheur ». Je voulais absolument que la bouteille sorte et jaillisse d’un puits. Quelqu’un m’avait alors conseillé d’aller dans le jardin de Charles Aznavour. J’y suis allée, mais j’ai finalement préféré louer des accessoires et faire la photo dans mon studio. C’est une photo que je trouve d’ailleurs aujourd’hui plutôt réussie.

Sabine Weiss, Marchande de frites, Paris, France, vers 1946 – 1948 épreuve gélatino-argentique 30,7 x 24,8 cm Collection Centre Pompidou, Paris © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Sabine Weiss 10. sabine weiss Paris, 1955 Epreuve gélatino-argentique 30,5 x 24 cm 41 x 30 cm Collection Centre
Photographiez-vous encore aujourd’hui ?
Non, j’ai arrêté il y a deux ou trois ans.
Vous souvenez-vous de votre dernière photo ?
Je me souviens de l’une des dernières que je voulais faire ! J’étais à Gex pour une exposition. Les organisateurs m’avaient particulièrement choyé et même offert un bouquet de fleurs. Je logeais chez des membres de ma famille, non loin de là. J’avais mis le bouquet dans un vase avec un peu d’eau et je voulais le photographier pour leur envoyer et les remercier. Mais ça n’allait pas comme je voulais. Je n’avais plus envie de prendre de photo. J’ai essayé la photographie numérique, et ça m’a frustré. Aujourd’hui, les photos sont merveilleuses du point de vue technique, alors qu’autrefois elles étaient très compliquées à obtenir. Les temps de pause n’étaient pas du tout les mêmes. Nous devions parfois travailler sur de grands appareils à plaques et nous pouvions jouer avec la lumière pour donner un effet bleu, un effet jaune. C’était une pratique difficile, artisanale et c’est ce qui me plaisait.

Sabine Weiss, Paris, France, 1952 épreuve gélatino-argentique 21 x 27,4 cm Collection Centre Pompidou, Paris © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP © Sabine Weiss
Les photographies ont perdu de leur charme avec le numérique ?
Elles sont différentes. Il y a du bon et du mauvais… C’est merveilleux de pouvoir photographier aussi facilement et d’avoir autant de souvenirs. Autrefois, il y avait très peu de photographies d’amateurs. C’était une pratique réservée aux gens cossus qui aimaient se faire photographier dans des mises en scène bien étudiées. Moi, il ne me reste que les souvenirs de ma mémoire et j’aimerais avoir des choses plus précises. Je rêverais d’avoir une photographie de ma chambre à coucher, ou même de ma mère ! Je n’ai pas une seule photo d’elle. J’étais petite lorsqu’elle est décédée, juste avant la guerre. Aujourd’hui, les choses sont bien différentes. Les gens conservent leurs souvenirs dans leurs appareils, leurs disques durs. Le problème est alors de savoir comment vont-ils trier tous ces souvenirs…
Vous replongez-vous parfois dans vos anciennes photographies ?
Rarement, mais l’autre jour, j’ai reçu une lettre d’une Américaine. Un de ses amis qui avait de vieilles revues des années 50 lui assurait l’avoir reconnue sur l’une de mes photographies. Je l’ai cherché et j’ai effectivement retrouvé cette photo couleurs d’une dame assise à une terrasse de café, donnant à manger à des chats. Mais je dois faire du tri car j’ai fait don de mes archives au Musée de l’Elysée de Lausanne, dont j’ai d’ailleurs posé la première pierre la semaine dernière, ainsi qu’au Centre Pompidou.

Sabine Weiss, Bords de Seine, Paris, France, 1952 épreuve gélatino-argentique contrecollée sur carton 27 x 39,9 cm Collection Centre Pompidou, Paris © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/ Dist. RMN-GP © Sabine Weiss
C’était important pour vous qui êtes franco-suisse que vos archives soient à la fois conservées en Suisse et en France ?
Oui, bien sûr. En France, le Centre Pompidou est un lieu prestigieux et en Suisse je ne pouvais espérer mieux que le Musée de l’Elysée ! Mais ça n’était pas un besoin. Mes archives auraient aussi bien pu rester dans des boîtes. Dans le temps, je ne montrais pas mes photos à mes amis. Je les présentais seulement à mon agence. Je n’avais d’ailleurs pas beaucoup d’amis photographes. J’avais surtout des amis peintres, comme mon mari.
Vos œuvres dévoilent d’ailleurs un regard très plastique avec des jeux sur la netteté, le contraste, la lumière. La peinture a-t-elle été une source d’inspiration ?
Non, je ne crois pas. Mon mari était un créateur farfelu alors que moi je photographiais ce je voyais. Mes photos ce sont des sentiments, des expressions. Elles montrent la joie, la peine, la fierté.
Les expositions de Sabine Weiss
« Les villes, la rue, l’autre »
Jusqu’au 15 octobre 2018
Centre Pompidou, 75004 Paris
« Poussettes , charrettes, roulettes »
39e Quinzaine de la photographie de Cholet
Jusqu’au 21 octobre 2018
Hôtel de ville, Place Jean Moulin, 49300 Cholet
« Les voyages de Sabine Weiss »
Du 8 novembre 2018 au 12 janvier 2019
Maison des Arts du Léman
Vernissage, rencontre et projection avec Sabine Weiss jeudi 22 novembre à 18h30 au Théâtre Maurice Novarina, 4 bis avenue d’Evian, 74200 Thonon-les-bains
Les prochaines rencontres et signatures avec Sabine Weiss
Mercredi 10 octobre 2018 dès 17h à la Librairie Flammarion du Centre Pompidou, 75004 Paris
Vendredi 9 novembre 2018 à 16h au Grand Palais, avenue Winston Churchill, 75008 Paris
Samedi 10 novembre 2018 à 17h30 au Grand Palais, avenue Winston Churchill, 75008 Paris
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