
Suzanne Valadon : modèle, peintre et rebelle
Près de 50 ans après sa dernière rétrospective, le Centre Pompidou-Metz célèbre l’œuvre audacieuse de Suzanne Valadon, dressant un portrait essentiel de la modernité naissante. Zoom sur cette muse devenue peintre, dont les enchérisseurs raffolent…
« Elle est présente dans les collections du Centre Pompidou à Paris, mais elle pourrait tout aussi bien être exposée au musée d’Orsay si elle était née quelques décennies auparavant. » Pour Chiara Parisi, la relative confidentialité dont souffre encore aujourd’hui l’œuvre de Suzanne Valadon (1865-1938) tient sans doute à cette ambivalence : l’artiste n’épouse pas le langage des premières avant-gardes historiques que sont le cubisme ou l’abstraction et livre aux premières heures du XXe siècle une œuvre encore ancrée dans l’héritage « fin de siècle ». « Elle est l’une des dernières à côtoyer Degas qui à la fin de sa vie ne souhaite plus voir personne et cette rencontre se ressent notamment dans sa manière de dessiner et souligner les contours. Elle regarde également Renoir, Gauguin ou encore Puvis de Chavanne, dont elle fut le modèle, ainsi que les maîtres exposés au Louvre à l’instar d’Ingres. Son indépendance vis-à-vis des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle a parfois pu faire écran à une analyse de la singularité de son œuvre, de ses multiples filiations et de l’écho de son travail dans des combats plus actuels », remarque la directrice du Centre Pompidou-Metz qui, à travers l’exposition « Suzanne Valadon, un monde à soi » (jusqu’au 11 septembre), entend offrir une relecture de son œuvre, en invitant le regardeur à cheminer du XIXe à l’aube du XXe siècle. « Chaque facette de l’épopée romanesque de cette artiste dresse un portrait essentiel de la modernité naissante et apporte un éclairage sur une époque à la lisière de deux mondes. Suzanne Valadon a légué à l’histoire de l’art un corpus fascinant, à la fois transgressif et radical. » Une femme « modèle, peintre et rebelle », résumait en 2021 la Fondation Barnes de Philadelphie.

Suzanne Valadon, Portrait de Marie Coca et sa fille, 1913, huile sur toile, 161 x 130 cm. Musée des Beaux-Arts de Lyon.
Une artiste aux mille vies
Suzanne Valadon, de son vrai nom Marie-Clémentine, se rêve trapéziste avant qu’une chute malencontreuse ne suspende son envol. La jeune fille, originaire du Limousin, n’a que 15 ans et doit s’enquérir d’une nouvelle activité pour aider sa mère lingère qui ne parvient pas à subvenir à leurs besoins. A Montmartre, où toutes deux sont installées depuis 1870, Suzanne s’improvise tour à tour bonne d’enfants et apprentie modiste, lorsqu’elle n’est pas chargée par sa mère de porter le linge repassé aux clients. Heureux hasard, l’un d’eux n’est autre que le peintre symboliste Puvis de Chavannes qui, charmé par sa beauté, l’embauche comme modèle. « Elle devient le modèle envoûtant du Tout-Montmartre, précise Chiara Parisi. Puvis de Chavannes, Renoir, Toulouse-Lautrec en feront l‘égérie de tableaux iconiques ». Mais tous ignorent encore qu’en marge des séances de pose, Marie-Clémentine a repris son envol – avec pour seuls outils une feuille et un crayon, la jeune femme s’évade.
Alors qu’elle a accueilli un fils, le futur peintre Maurice Utrillo, Marie-Clémentine s’installe dans une maison rue Tourlaque où Henri de Toulouse-Lautrec loue un atelier. Modèle puis amante, elle reçoit du peintre des soirées nocturnes le surnom de Suzanne – ainsi que dans l’épisode biblique, la jeune femme dévoile sa nudité à des artistes « vieillards ». Bientôt, elle fait la connaissance de Degas qui lui prodigue ses conseils et la prend sous son aile – « Vous êtes des nôtres ! » déclare-t-il devant ses œuvres.

Suzanne Valadon, Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923, huile sur toile, 64,6 x 91,8 cm. Lucien Arkas Collection Photo © Hadiye Cangokce
Une œuvre transgressive
Les portraits, natures mortes et paysages ont la faveur de Suzanne Valadon. Autant de sujets classiques qu’elle manie avec une grande liberté, dépeignant ses personnages sans complaisance. Les membres de son entourage comptent parmi ses principaux modèles, tels que sa mère, son fils Maurice Utrillo ou encore André Utter, un jeune peintre de vingt-et-un ans son cadet, ami de son fils, dont elle s’éprend en 1909. Du « trio infernal » qu’elle forme avec son nouvel amant et son fils, rythmé de disputes et réconciliations sur fond de fêtes arrosées, demeure une toile baptisée Portraits de famille que Suzanne Valadon réalise en 1912 à partir d’un tableau du peintre maniériste italien Girolamo Francesco Maria Mazzola (1503-1540), dit « Le Parmesan ».
Avec Utter, où elle s’installe dans un atelier de la rue Cortot, elle pose encore nue en un Adam et Eve célébrant l’amour et la liberté des corps. De cette œuvre de 1909, une photographie donne à voir le premier état, révélant un détail crucial : la ceinture de feuilles de vigne dissimulant le sexe de Utter serait un repeint ajouté quelques années plus tard, en vue de son exposition au Salon d’automne de 1920. A cette époque, les peintures de nus masculins se heurtent à une censure pudibonde que Suzanne Valadon, en pionnière, entendait bousculer. « Ses œuvres défient les conventions, poursuit Chiara Parisi. Suzanne Valadon peint ce qu’elle voit, le monde cru, tel qu’il est, sans romantisme. La véracité vis-à-vis du modèle était un élément primordial pour elle. Ses nus par exemple sont criants de vérité. Elle va même, à l’apogée de sa carrière, jusqu’à se dépeindre les seins nus à l’âge de soixante ans. Elle porte un regard cru sur son propre corps, ce qui pour l’époque était particulièrement audacieux. Et cela paraît aujourd’hui très contemporain.» Contemporaines encore sont ses femmes au bain ou à la toilette, dont les corps nus sont saisis avec tendresse, mais ainsi qu’ils seraient offerts au regardeur à leur insu, sans idéalisation. Pour Suzanne Valadon, « il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme. Ne m’amenez jamais pour peindre une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrais tout de suite. »
Se jouant des conventions, l’artiste s’amuse à détourner les chefs-d’œuvre classiques, à l’instar de la représentation de l’odalisque qui, sensuelle et lascive sous le pinceau des maîtres anciens, s’allonge avec désinvolture sur le lit d’une Chambre bleue. L’odalisque n’est plus nue, mais vêtue comme la femme moderne, son pyjama rayé aspirant davantage au repos qu’à l’étreinte. Peu soucieuse de sa mise, la femme oublie qu’elle est observée et fume une cigarette avec nonchalance, songeant à sa prochaine lecture.

Suzanne Valadon, La Boîte à violon, 1923, huile sur toile. Paris, Musée d’art moderne.
L’amie des avant-gardes
Peinte en 1923, la Chambre bleue fut achetée par l’Etat français l’année suivant sa création. « Cette acquisition témoigne de la popularité dont Suzanne Valadon a profité de son vivant, de même que le fait sa présence dans les collections du Centre Pompidou qui possède aujourd‘hui encore le plus important ensemble de ses œuvres », remarque Chiara Parisi. Si Degas lui apporte très tôt son soutien en collectionnant ses premières œuvres, Suzanne Valadon connaît rapidement un succès financier suffisant pour vivre de son art. En 1894, la jeune artiste reçoit le privilège rare d’exposer au Salon de la Société nationale des beaux-arts et obtient le soutien de marchands réputés. « Ses toiles se vendaient bien et, même si elle a eu un très mauvais marchand, Paul Pétridès, elle a reçu les faveurs de Berthe Weill notamment qui lui a permis d’exposer à plusieurs reprises dans ses galeries, dont trois fois à titre individuel. » En 1924, elle signe même un contrat avec la galerie Berheim Jeune et participe dans les années 1930 aux expositions de groupe organisées par la Société des femmes artistes modernes. « Elle a connu un succès financier et elle était reconnue de son vivant par la critique autant que par ses pairs. » Des pairs qu’elle inspire, à l’instar d’Erik Satie qui, un temps son amant, compose après leur rupture amoureuse l’œuvre la plus longue de l’Histoire de la musique : Vexations, d’une longueur comprise entre 15 et 24 heures selon le tempo adopté. C’est entourée de ses amis peintres qu’elle rend finalement son dernier souffle le 7 avril 1938 – à son chevet l’on reconnaît Pablo Picasso, André Derain, Georges Braque ou encore Georges Kars qui livre son ultime portrait, couchant sur le papier le visage d’une artiste qui sut inventer, avec audace et inventivité, un monde bien à elle.
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