
Un triptyque inédit de Marcel Gromaire adjugé 165 000 euros à Senlis
Le seul triptyque connu de Marcel Gromaire animait les enchères le 18 mars à Senlis. Cette œuvre inédite était conservée dans une collection de l’Oise depuis son exposition au Salon d’Automne de 1935. Disputée par trois acheteurs au téléphone, elle a été acquise par un collectionneur privé pour 165 000 euros.
[Mise à jour, 20 mars 2023] Disputé par trois acheteurs au téléphone, ce triptyque inédit de Marcel Gromaire, estimé 60 000 euros, s’est envolé à 165 000 euros (frais inclus), sous le marteau de Dominique Le Coënt-de Beaulieu le 18 mars à Senlis. Avec ce résultat, le triptyque se hisse parmi les cinq plus hautes adjudications de l’artiste, un podium jusqu’alors exclusivement dédié au nu féminin. « C’est finalement un collectionneur privé qui l’a emporté contre une association des amis d’un grand musée français, très déçue de ne pouvoir l’acquérir, détaille le commissaire-priseur d’Actéon Senlis. Ce prix couronne l’importance de cette œuvre qui magnifie le monde ouvrier et s’inscrit comme un record mondial pour une peinture de Gromaire figurant un autre sujet que des nus féminins.»
Avant que La Piscine de Roubaix ne lui offre en 2020 l’écrin à la hauteur de son talent, autant que de sa réputation d’antan, Marcel Gromaire (1892-1971) a été de ces artistes que l’histoire de l’art a longtemps boudés par soucis, sans doute, de linéarité. Ainsi est-ce le sort des créateurs « inclassables » : Marcel Gromaire participe au récit de l’art moderne, autant qu’il en interroge les contours. L’artiste, bien que pleinement ancré dans son époque, emprunte la manière de ses pairs – Cézanne, Matisse, Léger – sans jamais se conformer strictement à un style ; il s’en félicite, il n’est « l’élève de personne ». A ce portrait d’un peintre résolument indépendant, la prochaine vente aux enchères d’Actéon Senlis se fait l’écho, dévoilant un triptyque à lui seul inclassable.

Marcel Gromaire (1892-1971), « La machine, L’usine et Le coloriste, 1935 ». Trois huiles sur toile formant triptyque, chacune signée et datée en bas à droite. Dim. avec les cadres : 110 x 286 cm. Démontable en trois parties. Triptyque adjugé 165 000 euros.
Le seul triptyque connu de Marcel Gromaire
Notre œuvre, baptisée La machine, L’usine et Le coloriste, se décline en trois huiles sur toile signées, datées et formant triptyque – le seul triptyque connu dans l’œuvre de Gromaire. Si le trio est dissociable d’un point de vue matériel, il pourrait tout autant l’être stylistiquement. Les toiles latérales, certes, fonctionnent de concert par leur facture héritée du cubisme – la machine, ainsi que le coloriste, s’animent en un enchevêtrement de cylindres, sphères et cônes, autant de formes schématisées qu’un cerne franc souligne. La toile centrale, quant à elle, préfère à la rigueur géométrique, une touche divisée, vaporeuse, plus à même de dépeindre les frondaisons environnantes de l’usine. « Avec ce triptyque, on voit toute la modernité de la facture de Marcel Gromaire qui mêle deux œuvres très structurées avec une œuvre figurative à la touche divisée, et travaille l’ensemble en petites touches superposées, une technique qui lui est propre et qui donne cet effet de fondu étonnant, quasiment abstrait », détaille le commissaire-priseur Dominique Le Coënt-de Beaulieu.
La machine, l’usine, le coloriste : une célébration du monde industriel
C’est avec cette touche fragmentée, héritière du pointilliste et du premier Cézanne, que Marcel Gromaire insufflait dix ans plus tôt un peu de vie à son illustration des tranchées qui, en un tableau célèbre baptisé La Guerre, donnait à voir des poilus stoïques, déshumanisés et installés tels des automates sur la ligne de front. Né à Noyelles-sur-Sambre, dans le nord de la France, Marcel Gromaire prend part au conflit guerrier qui éclate alors qu’il commence son service militaire, délaissant six ans durant sa palette naissante pour l’uniforme. Dans les tranchées, ce fils de bourgeois côtoie le peuple – des artisans, ouvriers, paysans, qui deviendront bientôt ses sujets de prédilection, avec les nus et natures mortes. Ce compagnon de route du Parti communiste participe à la « querelle du réalisme » aux côtés d’André Lhote ou Fernand Léger, et prend en 1935 la présidence de l’Association des peintres, sculpteurs, dessinateurs, graveurs de la Maison de la culture. Il y défend un art social et vivant, davantage soucieux du « drame quotidien ». Ainsi Marcel Gromaire magnifie-t-il les travailleurs aux champs ou à l’usine au sein de tableaux souvent monumentaux – ici, notre coloriste est dépeint en pleine activité, aux côtés de ses presses et pots de peinture dont le contenu emplit son tablier.
Une œuvre exposée au Salon d’Automne de 1935
Notre œuvre, d’ores et déjà répertoriée au Catalogue raisonné de l’artiste, fut exposée en 1935 au Grand Palais à Paris, où se tenait alors le Salon d’automne. Par son format en triptyque, elle annonce les grands travaux décoratifs auxquels s’attèle l’artiste à partir de 1937, à l’instar des commandes qu’il reçoit de l’Etat pour l’Exposition internationale de Paris, d’un cycle destiné à la faculté de pharmacie ou encore des tapisseries qu’il réalise avec la manufacture d’Aubusson. Son attrait pour le monumental, conjugué à son dessin vigoureux et à sa gamme chromatique resserrée – des teintes souvent terreuses, qu’éclaircissent de larges touches rouges ou bleues -, le hisseront parmi les grands peintres décorateurs de son temps, aux côtés de Lurçat ou Dubreuil. Autant d’ingrédients que réunit notre triptyque – un triptyque que l’on peut volontiers considérer comme la première œuvre décorative de Marcel Gromaire. Inédit sur le marché, il fut présenté lors de l’exposition « Marcel Gromaire, l’élégance de la force », organisée en 2020 à La Piscine de Roubaix, après une escale au Musée Eugène Boudin à Honfleur et au Musée Paul Valéry à Sète. Il empruntera le chemin des enchères, avec une estimation comprise entre 60 000 et 80 000 euros, à l’occasion de la prochaine vente d’Actéon Senlis qui révélera d’autres trésors d’intérêt muséal, à l’instar d’une Petite Montagne d’Anna-Eva Bergman (1909-1987), une artiste norvégienne emblématique de la peinture d’après-guerre à laquelle le Musée d’Art Moderne de Paris consacrera dès la fin du mois une grande rétrospective.
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