
Guillaume Escuillié expertise une toile de Félix Ziem
Une huile sur panneau réalisée par Félix Ziem a été confiée à la maison Sadde pour expertise. Guillaume Escuillié, élève commissaire-priseur, nous propose de revivre l’expertise en direct, livrant ses observations et le fruit de ses recherches, sous la supervision du commissaire-priseur Christophe Sadde.
Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct des travaux d’expertise menés à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour de Guillaume Escuillié, élève commissaire-priseur au sein de la maison Sadde, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Christophe Sadde, il décrypte pour nous cette huile sur panneau réalisée par Félix Ziem.
Première impression ?
Guillaume Escuillié : J’ai vu pour la première fois ce tableau lors d’un inventaire chez des particuliers, où j’accompagnais Maître Sadde. Il s’agit d’une huile sur panneau, de 44,3 cm de hauteur et d’une longueur de 75,2 cm. Elle était présentée dans un couloir très sombre : seule cette pleine lune est parvenue à attirer mon attention. J’ai alors contemplé l’œuvre en me remémorant l’un des nocturnes de Frédéric Chopin. Le tableau produit un effet méditatif voire même synesthésique !
Christophe Sadde : Un inventaire avait déjà été réalisé en 2016 par la maison Sadde, donc je savais déjà qu’un tableau de Félix Ziem se trouvait en ces lieux. C’était en revanche la première fois que je le voyais. Cette peinture est complètement différente de toutes les œuvres de Ziem que j’ai pu voir, que ce soit dans les musées, dans les livres ou aux enchères. On s’attend toujours à voir le Bosphore dans une lumière aveuglante. Or, ici, il s’agit de Venise dans une nuit enveloppante.

Félix Ziem (1821-1911), Venise au clair de lune, San Giorgio Maggiore et Santa Maria della Salute au loin, vers 1880-1885. Huile sur panneau. Mise en vente par la maison Sadde le 17 mai à Dijon, estimée 8 000 à 12 000 euros.
Une signature ?
Guillaume Escuillié : Le tableau est signé « Ziem » en bas à gauche. De prime abord, la signature était légèrement dissimulée en partie par un cadre, certes élégant, mais qui n’était pas aux dimensions du tableau. De plus, elle est peinte en noir sur un fond très sombre. Malgré tout, il ne faisait aucun doute que la signature était bien celle de Félix Ziem (1821-1911).
Christophe Sadde : Le panneau est une œuvre inédite, absente des catalogues raisonnés. Pour nous assurer de l’authenticité de l’œuvre, nous avons confié le panneau à notre expert Thomas Morin-Williams. Ce dernier s’est entretenu avec l’Association Félix Ziem, représentée par Mathias Ary Jan qui a confirmé l’authenticité. Un certificat d’authenticité sera ainsi remis à l’acquéreur.
Un mouvement artistique ?
Guillaume Escuillié : Difficile d’arriver à situer Félix Ziem dans un courant artistique. Il est davantage une comète dans l’univers de la peinture. Le peintre est un bâtisseur de lumières et d’effets. Il a étudié les peintres hollandais du XVIIe siècle et fréquenté l’École de Barbizon. En 1875, la touche de l’artiste se libère, donnant lieu à des coups de pinceaux plus spontanés, comme en témoigne le traitement des nuages et de la lune dans notre œuvre. On le dit continuateur du travail du peintre William Turner (1775-1851) et en cela précurseur des impressionnistes, tels que Eugène Boudin (1824-1898) et Johan Barthold Jongkind (1819-1891). En tant que membre du jury du Salon de 1870, Félix Ziem soutient notamment Claude Monet.
Christophe Sadde : Félix Ziem est un peintre protéiforme. Il est né à Beaune, d’un père polonais et d’une mère bourguignonne. Récompensé à plusieurs reprises par des médailles aux Salons de 1850 et 1852, il devient membre du jury du Salon en 1870, avant d’être nommé peintre officiel de la Marine en 1901. A la fois commandeur de la Légion d’honneur et grand baroudeur, ce peintre aux multiples vies ne cesse de faire rêver les collectionneurs et les amateurs. Par sa génération, Félix Ziem est amarré au courant orientaliste, qui fascine ses contemporains. Après 1830, le Grand Tour s’élargit au pourtour méditerranéen et même au-delà. Cependant, ce n’est pas un Orient rêvé que Félix Ziem peint, mais un Orient qu’il a parcouru. De par son expérience d’artiste pleinairiste à Barbizon, il peint ces marines en situation. Il est allé près d’une vingtaine de fois à Venise. La Cité des Doges est autant une ville italienne qu’un port tourné vers l’Orient. Félix Ziem puise dans Venise son répertoire pictural et architectural.
Un sujet ?
Guillaume Escuillié : Il s’agit à la fois d’un sujet connu chez Félix Ziem, à savoir un paysage marin, et un phénomène céleste particulier. Félix Ziem est un grand peintre voyageur. Il séjourne à Venise, en Russie, en Hollande, en Angleterre, à Constantinople, en Algérie, en Tunisie. Ici, il s’agit d’une vue vaporeuse où l’on arrive à deviner certains bâtiments de la Sérénissime, tels que la Basilique San Giorgio Maggiore et Santa Maria della Salute. Le peintre nous aide à mieux déchiffrer son œuvre en plaçant une gondole animée de personnages au premier plan au centre gauche. Sur la droite, un voilier semble partir de Venise, naviguant vers d’autres contrées…
Cette scène d’atmosphère se décompose en deux temps. Au niveau de la ligne d’horizon, Venise semble être envahie par les flammes virevoltantes matérialisées par les coups de pinceaux du peintre. Il s’agit en réalité d’un crépuscule finissant qui procure une lumière rouge-orangée sur la ville. Au-dessus de la ligne d’horizon, la lune est pleine et sa lumière parsème le ciel noir de touches bleutées. Toute la partie supérieure du tableau nous montre un ciel très nuageux où la lumière peine à percer. Félix Ziem est un peintre d’environnement au sens météorologique du terme.
Christophe Sadde : Le tableau est à rapprocher d’une œuvre conservée au musée du Petit Palais, Venise et Campanile au clair de lune ou Soir à Venise, Saint Georges Majeur conservé à Beaune. La ligne d’horizon de ce genre de tableau est toujours assez basse. Cependant les œuvres de ces musées ne sont pas aussi nocturnes que notre tableau. Par ailleurs, Félix Ziem semble avoir recomposé son paysage et modifié le campanile du San Giorgio Maggiore. Le campanile perd ainsi son toit pointu caractéristique, pour un dôme plus oriental à l’instar de certains minarets.
Une période de réalisation ?
Guillaume Escuillié : Le peintre n’a hélas pas jugé nécessaire de dater ses œuvres. On situe cette Venise au clair de lune aux alentours de 1880-1885. Il entame d’ailleurs deux voyages à Venise en 1881 et en 1885, mais il séjourne également une partie de son temps entre Nice et Paris.
Christophe Sadde : Faute de date précise, nous avons dû nous rapprocher de la touche de l’artiste qui devient beaucoup plus libre à la fin de sa carrière, pour situer ce tableau dans son œuvre.
Un état de conservation ?
Guillaume Escuillié : L’œuvre ne présente que quelques légères et minimes restaurations. L’intégrité de la peinture a donc été conservée. Cependant, nous voulions savoir s’il était possible de récupérer un peu de lumière notamment dans la partie supérieure du tableau.
Christophe Sadde : J’ai demandé à Guillaume d’emmener le panneau chez une restauratrice de tableaux dijonnaise Françoise Le Corre afin qu’elle puisse réaliser un diagnostic de son état. Elle nous a confirmé que cette prééminence de la nuit est une volonté du peintre. Ainsi, la restauration du vernis oxydé ne permettrait de retrouver qu’une légère clarté, sans pour autant altérer l’aspect nocturne de l’œuvre, qui constitue sa véritable force.
Une estimation ?
Guillaume Escuillié : Félix Ziem demeure un peintre important pour le XIXe siècle français. Il s’agit d’un artiste que l’on retrouve dans la plupart des musées français et même du monde. Nous pensons qu’une estimation entre 8 000 et 12 000 euros est cohérente. La cote de ce peintre demeure constante. Une interrogation se pose en revanche sur le sujet de l’œuvre. Une marine nocturne de Félix Ziem en fait assurément une peinture singulière. Nous pensons que les collectionneurs ou les amateurs de ce peintre apprécieront d’avoir une composition plus intime et nostalgique de Venise.
Christophe Sadde : Nous sommes ravis qu’un peintre beaunois puisse être vendu et exposé à Dijon. Nous espérons que le public de Bourgogne et d’ailleurs viendra le découvrir au sein de notre Hôtel des ventes et appréciera la beauté de ce Venise au clair de lune. En ce qui concerne les acheteurs, je suis convaincu que toute personne ayant visité Venise avant le surtourisme saura apprécier la douce quiétude qui se dégage de ce panneau. Pour les amateurs de Félix Ziem, nous proposerons également des dessins situés de l’artiste (expertisés par Thomas Morin-Williams) lors de notre vente du 17 mai.