
Quand les peintres rêvaient d’Orient : les origines de l’orientalisme
Portés par le souffle des Conquêtes napoléoniennes, les peintres ont rêvé l’Orient avant d’y étendre leur voyage et d’en revenir avec une peinture nouvelle et fantasmatique, faite de femmes songées, de lumières blanches entêtantes, d’arabesques et de couleurs pures… Retour sur les origines de l’orientalisme, avec en image des tableaux sélectionnés parmi les prochaines ventes aux enchères.
Le paysage d’Orient avait déjà été préparé par une longue tradition intellectuelle et littéraire. Galland et Cazotte avaient traduit les Mille et une nuits dès la première moitié du XVIIIe siècle. Nombre de contes, et parmi les plus fameux, le Zadig de Voltaire (« nouvelles orientales », précise le sous-titre), rêvaient un ailleurs où toutes les fantaisies seraient possibles. Au temps de Napoléon, Shéhérazade, Ali Baba ou Aladin étaient déjà un merveilleux que chacun récitait. L’Angleterre avait des possessions en Indes orientales. Les contes y trouvaient un lieu, une matière. On en connaissait mal les us et les coutumes, tout cela se parait de rêve et d’illusion. C’est en ces mirages et ces déserts, dans ces bains luxuriants et ces capharnaüms, dans les sérails des sultans et les rues étroites, coupe-gorge à angle droit des kasbah que Byron situerait son Sardanapale, traduit en français un an après sa parution en Angleterre, en 1821, lequel fournirait le motif à l’impressionnante toile de
Delacroix, manifeste romantique de 1827, peinte avant son voyage en Orient.
Découvrir de nouvelles cultures
L’orientalisme ne débute réellement qu’au lendemain des Conquêtes napoléoniennes, pour devenir une mode au début des années 1800. Afin de couper la route des Indes à l’Angleterre, Napoléon entame la conquête de l’Égypte et conduit sur ces routes des botanistes, des dessinateurs, des historiens, des artistes et des architectes. Ils en ramèneront des motifs nouveaux, une Description de l’Égypte, des fleurs inconnues, mais encore l’idée d’une France puissante et guerrière, s’étendant au Couchant et sur des terres à l’histoire millénaire. La mode de l’orientalisme est aussi la foi en un Empire retrouvé, sur lequel le soleil ne se couche jamais, en même temps qu’un étonnement face à des cultures que l’on connaissait peu, et qui rappellent une grandeur passée. « Devant la demi-nudité d’un gardeur de troupeau, je rêve assez volontiers de Jacob », dira Delacroix, trouvant en ces lieux une pureté biblique et préservée.

Charles II ROBERTSON (1844-1891). Shoes of faithful, huile sur toile monogrammée et datée 1879. 67,5 x 155 cm. En vente le 1er février, estimée 15 000 – 20 000 euros.
Jusqu’en 1895, sous la plume de Harry Renan (le fils d’Ernest) on trouve une définition de l’Orient extrêmement vaste. Elle englobe les pays du Maghreb, l’Afrique, et jusqu’en Inde et une partie de l’Extrême-Orient. Les pays du bassin méditerranéen seront la première destination des artistes, que ce soit le Maghreb ou l’Empire ottoman. L’Orient de France est aussi celui de la conquête d’Algérie. La guerre ouvre des voies aux artistes – un navire les conduit alors, après le grand tour en Italie et en Grèce, jusqu’à Malte et Louxor –, en même temps qu’elle crée une nouvelle image du pouvoir et donnent de nouvelles couleurs aux plaisirs. Napoléon est peint par Gérôme sur un dromadaire, les soldats avancent dans des tempêtes de sable. Les bains se parent de mosaïques bleues et géométriques, les femmes se dévêtent avec lascivité.

Ecole orientaliste du XIXe siècle. La fontaine. Huile sur toile. Monogrammée en bas à gauche. Présentée dans un cadre en bois et stuc doré d’époque. Dim. 35×46 cm. En vente le 2 février, estimée 3 000 – 4 000 euros.
Expérimenter la lumière du Sud
Le voyage en Orient est long. Se rendre à Malte ou à Suez peut prendre plusieurs semaines. Chateaubriand écrit sur le pont, longeant les côtes de la Grèce à la Palestine. Delacroix, en 1831, se prépare longuement à s’embraquer, pour un voyage de sept mois. Les attentes sont grandes, à la mesure de la difficulté même du périple. Ces artistes partent avec en tête des rêves de harems et d’odalisques, avant de découvrir des paysages inconnus, parfois hostiles, et de se confronter à la chaleur du désert et à l’intensité de la lumière.
Peindre dans les souks impose une palette nouvelle, de tracer les croquis rapidement, de rentrer travailler au frais. On pense ainsi aux nombreuses ébauches de Delacroix et de Fromentin. Il est encore compliqué de peindre, car c’est là un usage occidental. Les mésaventures de Delacroix le confirment : « La séance de croquis s’était conclue en “fuite éperdue” devant la furie et le mousqueton du mari jaloux. » Fromentin est chassé des places qu’il se choisit : « Quand au contraire nous nous trouvons à la fontaine, elle me dénonce aussitôt aux autres femmes, aux enfants ; et j’entends qu’on se répète à l’oreille le nom arabe de peintre, nom malsonnant que j’ai confondu longtemps avec un autre qui veut dire voleur. L’alarme une fois donnée, je n’ai plus qu’à quitter la place, car il est évident que ces pauvres femmes sont désespérées de me voir examiner leurs enfants. »

Antoine GADAN (1854-1934), école Orientaliste : Scène de fenaison dans l’Atlas, hst sbd – 55.5 x 100 cm. En vente le 25 janvier, estimée 2 000 – 3 000 euros.
Une autre difficulté est cette lumière vive du Sud. Les paysages d’Alger demandent à retravailler le trait et la couleur. Le noir disparaît, on peint à blanc. Mer calme. Sidi bou Saïd d’Albert Marquet, déjà plus tardif (1923), rend un lointain grisâtre et une mer bleue. Perdues entre l’eau et les arbres, les maisons ne sont dessinées que par l’éclat blanc des murs. On y devine un soleil aveuglant, malgré qu’il n’y soit pas, et qu’il n’y ait nul jaune.
Contre toute attente, les artistes sont confrontés avec le désert à la découverte de paysages monochromes, dénués d’éléments pittoresques. Ces nouvelles conditions les conduisent à réduire à l’essentiel leur palette autant que leurs motifs – l’orientalisme est, en ce sens, l’une des sources de l’art moderne. Le motif s’essentialise, la grande lumière du Sud efface les ombres, détrempe les arrêtes des maisons et des paysages, aplanit les surfaces. En 1905, quelques dix ans avant son geste le plus radical, le Quadrangle noir, Kandinsky avait peint à la tempera une Ville arabe. La palette était simple, constituée de blancs et d’ocres, de marrons – une tempera qu’on aurait crue prise sur le motif, suivant une manière italienne, primitive. Les plans sont disjoints, les effets de profondeur ne tiennent qu’à la forme des bâtiments – une profondeur en deux dimensions, faite de hautes lumières. Des compositions que les peintres impressionnistes avaient déjà approchées, convaincus par les blancs du Sud, depuis le sud de la France ou de l’Italie, et jusque Alger. Des paysages qui devaient les conduire à tenter de rendre l’éclat pur de la lumière. Cependant, l’orientalisme demeure une parenthèse dans la carrière des impressionnistes et des néo-impressionnistes. Pour Renoir, Signac ou encore Théo van Rysselberghe, plus d’odalisque, les motifs traditionnels de l’orientalisme disparaissent au profit de la seule recherche de vibration colorée.

Louis-Émile PINEL de GRANDCHAMP (1831-1894), Odalisque à l’éventail. Huile sur toile, signée en bas à droite. H. 92 cm L. 74 cm. En vente le 22 janvier, estimée 7 000 – 10 000 euros.
Peindre les mirages
De fait, l’orientalisme semble ne pouvoir être défini par une manière ou une touche, et non plus sous l’égide d’un « mouvement ». De Gérôme à Kandinsky, de Delacroix à Signac, l’orientalisme apparaît avant tout comme l’expérience d’un dépaysement, et d’un dépaysement de la peinture. Il s’agit pour l’artiste de peindre volontairement autrement, d’affiner son trait ou sa couleur, ses effets et ses approches en un lieu résolument autre. Ainsi Matisse : « on a bien conscience qu’il faudrait passer plusieurs années dans ces pays pour en tirer quelque chose de neuf et qu’on ne peut prendre sa palette et son système et l’appliquer. »
Pour autant, et on l’observe tout au long du XIXe siècle, des figures reviennent plus précisément, se confortent et se répètent. Les odalisques par exemple, celles d’Ingres, de Manet ou de Delacroix, celle de Matisse, et dont on rappellera qu’elles sont des esclaves vierges au service du harem du sultan, parfois ses concubines ou ses femmes. L’odalisque est l’image même de cette volupté étrange, nue et vierge, femme et esclave, qui toise et se soumet. L’ailleurs rêvé permet l’expression des tensions dans un corps et un visage nouveau. À ce titre, il faut remarquer que, malgré une connaissance de plus en plus précise des hommes et des terres du Sud, le fantasme perdure. L’Orient reste le lieu des illusions et des songes éveillés. On y divague comme sous opium, on y construit ses chimères.

Aimée BRUNE-PAGES (Paris, 1803 – 1866), Femme allongée aux bijoux et Femme allongée ajustant sa coiffe. En vente le 12 février avec une seconde huile sur toile format une paire estimée 6 000 – 8 000 euros.
Le harem devient l’objet d’une quête, et le tableau recèle, dans ces figures mystérieuses, une part de l’aventure qui nourrissait le voyage. On peut se douter que les peintres n’ont pu entrer au harem. On peut espérer croire qu’ils purent épier les sérails par les moucharabieh, paravents d’un érotisme bien connu des romans libertins, image encore d’une peinture de l’intime, observant et donnant à voir par le trou de la serrure. L’odalisque joue ainsi de l’ambition de toute une tradition dont, peut-être, Fragonard en fut une expression fameuse, et que le romantisme renouvellera. La femme publique est une femme intime, nous la cherchons et elle nous toise, elle se montre et nous la voyons par un trou.
Une ambition que l’on retrouvera dans la figure du bain turc, verso de l’odalisque. On voit par la lorgnette des étendues infinies de femmes nues, innocentes et exposées. Les corps se donnent dans la jouissance du nombre et du choix. Avec la fameuse Petite baigneuse d’Ingres, les prototypes du fantasme autour de l’odalisque se mettent en place. Le bain turc existe bien, mais il existe pour Delacroix comme pour Gérôme comme l’un des mirages de l’Orient.